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James THIERREE / TABAC ROUGE

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Mise en scène, scénographie et chorégraphie : James Thierrée. Costumes : Victoria Thierrée. Son : Thomas Delot.

Assister à un spectacle de James Thierrée est toujours un événement attendu tant celui-ci aime surprendre, tant son univers est singulier. A la croisée entre le théâtre, la danse, le mime et les Arts plastiques, chaque représentation donne à voir son lots de trouvailles visuelles. Thierrée sait créer des univers à la beauté hypnotique, empreints d'illusion et de magie, où il transforme des visions très personnelles en instants de grâce et d'émotions partagées.

« La magie au théâtre opère par la volonté de faire exister l'illusion. » James Thierrée

Pour sa cinquième création Tabac Rouge, l'auteur a choisi de rester dans les coulisses, laissant le soin à ses comédiens-danseurs-contorsionnistes d'exprimer les tourments de la création via la figure d'un tyran interprété par le très « borderline » Denis Lavant.

L'histoire

Tabac Rouge nous invite à une réunion nocturne, hors du temps entre rêve et réalité, hallucination et illusion, imaginaire et fantasme. Pour s'y rendre, il faudra emprunter une porte située derrière la scène du théâtre, comme pour découvrir une société secrète, où une Cour travaille dur et obéit à la loi d'un monarque (Denis Lavant) qui contemple la vie dans un rétroviseur...

Ce qui intéresse Thierrée c'est l'œil du spectateur, ce qu'il projette sur ses spectacles. Dans sa nouvelle création, il n'y a pas de narration imposée, nous sommes plus dans l'inconscient que dans une réalité palpable. Le fil rouge est tortueux et labyrinthique. Univers kafkaïen par excellence, Tabac Rouge rappel certaines scènes du Brazil (1985) de Terry Gilliam avec sa bureaucratie surréaliste et ses scènes hallucinatoires comme dans un mauvais rêve régit par un système totalitariste.

« Dans Tabac Rouge, on y voit un homme, on y parle de pouvoir, on y parle de révolution, on y parle de toxicité, d'addiction, c'est comme si je voulais parler de thèmes différents, de choses violentes parfois ou de sentiments forts…» James Thierrée.

Le spectateur abandonne vite la piste narrative pour se focaliser sur le décor et l'étrange ballet qu'il entretien avec les danseurs ; au détriment d'une cohérence et d'une compréhension globale de la pièce jouée. Fatalement, la scission s'opère entre le fond et la forme et perd au passage les spectateurs dans un épais brouillard conceptuel !

La scénographie

Tel un ogre, la scénographie est un monstre qui engloutie tout sur son passage, au sens propre comme au sens figuré. Nous pénétrons dans un envers de décor obscur où la scène semble être en préparation : cintres descendus, rampe de projecteurs et fils électriques apparents, néons de chantier. Au fond, une énorme structure métallique aménagée de miroirs qui renvoient le reflet de la salle.

Tabac Rouge c'est d'abord une prouesse technique remarquable matérialisée par ce décor gigantesque et fantasmagorique qui avale les danseurs dans son antre. Une installation à la limite des Arts plastiques inspirée des univers de Jules Verne et de Jean Pierre Jeunet (période La cité des enfants perdus), avec machineries infernales et personnages borderlines en marge de la société.

Tout est constamment en mouvement (les éléments du décor sont entièrement montés sur roulettes), ce qui donne l'impression d'une interminable tempête, d'un capharnaüm permanant qui signifie bien les tourments d'une certaine création et les déambulations labyrinthiques d'un esprit qui ne trouve pas le repos, jusqu'à la scène final d'un paroxysme baroque fulgurant.

Un univers singulier rehaussé par des costumes sur mesure et magnifié par le travail de la lumière et du son. Cet ensemble gargantuesque ne fonctionne que grâce à une grosse équipe de machinistes visibles et invisibles. Tabac Rouge aime jouer avec les reflets qui propulsent ses personnages dans un monde double et artificiel. Des reflets souvent déformés par le piqué volontaire des miroirs qui pivotent autour des personnages jusqu'à constituer un faux plafond et démultiplier les espaces de la représentation jusqu'au vertige.

Mise en scène et chorégraphie

Que reste-t-il de la mise en scène quand on a tout misé sur une scénographie monstrueuse ?

Réponse : de belles chorégraphies servis par des danseuses et des danseurs contorsionnistes remarquables. Thierrée aborde la danse dans une forme décomplexée et dramatique (Chorédrame) se rapprochant de quelque chose de viscéral, d'instinctif, voire d'animal. La danse comme une célébration du mouvement libéré. Danser c'est résisté dans un acte primitif.

Les plus beaux tableaux nous montrent un enchevêtrement de corps qui fusionnent pour ne constituer qu'une masse en mouvement et créer des formes surréalistes. De cette troupe de 6 danseuses ressort une fabuleuse contorsionniste qui réalise des « numéros de magie » avec son corps sans trucages, comme la disparition de sa tête (une décapitation hallucinante au ralentie) ou l'illusion de la femme sans tronc qui reste debout, tête à l'envers. Habile dans toutes les positions inimaginables, elle est aussi une véritable femme araignée évoluant sur le dos…

Malheureusement ces « performances » sont isolées et les tableaux se répètent à l'infini peinant à trouver un souffle nouveau. Les mêmes chorégraphies et déambulations, qui devaient signifier une certaine forme d'aliénation, plongent vite le public dans l'ennui : pire elles vident la représentation de toute crédibilité. Dès lors, James Thierrée a perdu la main et nous ne voyons qu'une machine qui tourne à vide et qui s'emballe à la fin tel un évènement prévisible et fataliste. La métaphore aura joué sa partition jusqu'au bout !

Quelques scènes à sauver

Dans la confusion et la répétition obsessionnelle des actions, quelques fulgurances sortent du lot. Voici quelques extraits les plus marquants :

- La première scène qui s'ouvre par des corps disposés sur des cintres tels des pantins.

- La première apparition du contremaître essayant d'allumer une cigarette facétieuse, à la manière d'un manipulateur magicien, provoquant des crépitements dans la bande son et l'extinction des lumières de la salle de spectacle.
- la séquence où Denis Lavant froisse et déchire un papier, mouvements ressentis comme tel par le contremaître qui se chiffonne sur place et est dispersé« façon puzzle » !
- La danseuse contorsionniste « aspirée » par un aspirateur industriel, qui voit ses mouvements s'accélérer.
- Denis Lavant, habillé d'une longue cape, animée par une danseuse, tel un monarque.
- Denis Lavant avalé par une structure constituée de câblages, telle une méduse technologique, descendant des cintres.
- La transformation des danseurs en animaux chimériques à l'aide de costumes plastifiés (comme les métamorphoses de Victoria Chaplin dans Le Cirque Invisible).
- Le saisissant tableau final où le décor se déstructure, perd ses miroirs (illusion du corps à 4 jambes telle une araignée), ne tenant plus qu'à un filin et tournant autour de Denis Lavant, qui est englouti sous le tapis noir du plateau.

Le cas Denis Lavant

Coïncidence troublante, Denis Lavant interprète dans Tabac Rouge un espèce de double imaginaire du metteur en scène comme il avait joué, un an plus tôt, l'alter ego de son réalisateur fétiche Léos Carax dans le superbe Holy Motors. L'acteur comme une catharsis, comme un exutoire portant en lui les affres de la création… Malheureusement Denis Lavant peine à exister dans l'univers ultra cérébrale de James Thierrée. Cantonnéà un rôle quasi muet, il n'use pas assez de la pantomime pour exprimer ses émotions, avalé par un fauteuil trop grand pour lui.

Constamment amoindri, sa figure à demi-estropiée nous rappelle furieusement le rôle interprété par Lon Chaney dans West of Zanzibar (1928) de Tod Browning, celui d'un ancien saltimbanque-magicien passant son temps dans un fauteuil roulant à moitié endolori. La similitude est frappante quand Lavant donne l'illusion d'avaler son avant-bras, comme Chaney avalait une épée. Lavant poussera sa transformation finale, pour ressembler à une espèce de Quasimodo avec sa tête enrubannée et sa démarche chancelante.

Au final

Le spectacle terminé, un drôle de sentiment nous envahi entre la fascination et la colère. Fasciné d'avoir été témoin d'un dispositif scénographique exceptionnel mais répétitif. En colère contre le metteur en scène qui a sacrifié le spectateur au profit d'une vision égoïste de ses propres tourments de créateur, semblable à une psychothérapie !

Et même si le public semble accueillir ce spectacle par des standings ovation, ne soyons pas dupe sur la qualité final du produit qui prend en otage les spectateurs par son côté spectaculaire et par la notoriété du petit fils de Charlie Chaplin. Tabac Rouge est un spectacle bipolaire et malade teinté de fulgurances magnifiques et d'ennui abyssal. Espérons que la crise de la quarantaine passe vite à James Thierrée pour qu'il nous revienne tel qu'on l'a connu : flamboyant et habité.

Le point de vue de Philippe du Vignal (représentation au Théâtre de la Ville à Paris en juin 2013. Source : Le Théâtre du Blog)

C'est le cinquième spectacle de James Thierrée, et le premier où il n'apparait pas sur scène. Il en a assuréà la fois la scénographie qui est toujours chez lui un des axes centraux, comme dans cette merveille qu'était en 1998 La Symphonie du Hanneton, mais aussi la musique et les lumières. Il y a aussi ce même dénominateur commun : un personnage en lutte contre un groupe humain, sur un grand plateau.

Mais son travail, qu'il orientait davantage vers le mime et l'acrobatie de haut niveau, comprend cette fois, de nombreux moments dansés dont il a assuré lui-même la chorégraphie visiblement influencée par Pina Bausch, Alain Platel et Wim Vandekeybus - il y a plus mauvaises références ! - qui entre ici en interaction avec quelque chose qui ressemble à du théâtre non parlé… James Thierrée a choisi comme parti pris, une sorte de déconstruction permanente surtout vers la fin, avec un décor qui ne cesse pratiquement pas de bouger.

C'est, il faut le reconnaître, assez remarquable sur le plan technique : imaginez un grand mur de perches imbriquées les unes dans les autres avec des châssis de miroirs, mur que les régisseurs déplacent, et qui, à la fin, happé par des filins, se retrouve à l'horizontale au-dessus de la scène. C'est d'une virtuosité exemplaire, comme le sont les enchaînements musicaux ou chorégraphiques. Tout cela fonctionne très bien comme dans une boîte à musique au mécanisme de montre suisse. Aucun doute là-dessus, Thierrée sait faire, et bien faire, tant le grand plateau du Théâtre de la Ville lui est maintenant familier… Et on peut constater que le spectacle est bien rodé.

Mais cela donne quoi sur le plan artistique ? Désolé mais vraiment pas grand-chose d'intéressant ! Et les applaudissements ont été des plus frileux - il y eut même quelques sifflets et les saluts furent vite et tristement abrégés. Thierrée lui-même n'est pas venu saluer, comme s'il se doutait de l'accueil qui allait être réservéà cette chose. Comme me l'a dit, à la sortie, un mien confrère, non dénué d'humour : « C'est toi qui vas faire l'article, condoléances, cher Philippe ».

Mais il est intéressant d'essayer de comprendre pourquoi cette grosse machine avec dix interprètes dont six danseuses, et une équipe technique remarquable, qui a exigé de gros moyens, ne fonctionne pas, et cela, dès pratiquement les premières minutes. D'abord, le grand praticable mobile et le bureau aux deux lampes à abat-jour kitch, avec ses bataillons de roulettes ne sont quand même pas sur le plan plastique d'une grande réussite. Enfin passons !

Mais les faire sans cesse évoluer sur le plateau finit par donner le tournis et provoque une sorte d'anesthésie visuelle qui empêche de voir le reste. Ce qu'un décorateur expérimenté aurait tout de suite conseilléà Thierrée de ne pas faire. Kantor était, lui, son propre scénographe, mais il avait longtemps exercé ce métier difficile avec beaucoup de savoir-faire et d'intelligence, avant d'être le créateur à part entière de spectacles-cultes comme La Classe morte, Wielopole, Wielopole, etc.

Par ailleurs, désolé aussi de le dire mais la chorégraphie, même inspirée de celles des grands noms cités plus haut, n'est pas vraiment du bois dont on fait les flûtes et n'accroche en rien le regard du spectateur qui cherche en vain l'axe d'une réalisation sans unité qui part dans tous les sens, et dispense un ennui de premier ordre pendant quatre-vingt-dix minutes. Tabac Rouge sans doute mais fil rouge, que nenni !

Denis Lavant, qu'on aperçoit seulement à cause de la parcimonie des éclairages, fait ce qu'il peut, mais, à l'impossible, nul n'est tenu. Sur le plan gestuel, il y a quand même quelques belles images, mais cela ne suffit pas et Thierrée est tombé dans tous les stéréotypes du spectacle contemporain depuis cinquante ans : plateau nu, fumigènes à gogo avec effets lumineux comme dans n'importe quelle boîte miteuse, interprète qui s'enroule le corps d'une bande plastique noire, miroirs qui reflètent les spectateurs, danseuse qui traverse les premiers rangs du public… Tous aux abris ! Comme si, à court d'idées, Thierrée s'était rabattu sur des procédés dont n'importe quel jeune metteur en scène sait qu'ils sont usés jusqu'à la corde.

Reste à comprendre aussi comment un spectacle aussi pauvre sur le plan artistique, a pu avoir droit de cité au Théâtre de la Ville. Il y a bien eu, au départ, un projet soumis à Emmanuel Demarcy-Motta - qui sait pourtant bien diriger sa grosse boutique - et à ses collaborateurs, non ? On ne comprend pas ! Le Théâtre de la Ville s'en remettra et James Thierrée aussi mais mieux vaudrait qu'il renouvelle d'urgence son inspiration… On a presque l'impression que l'auteur de ce Tabac Rouge n'est pas le même que celui de la célèbre Symphonie du Hanneton. Que vous ayez vu ou non ses précédents spectacles, vous pouvez vous abstenir ! Sinon, dans les deux cas, vous seriez déçu. On verra bien ce qu'en pensent nos amis russes, peu habitués à ce type de théâtre et donc, sans doute plus indulgents. Mais, comme disait l'immense Dante : « Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate ! »

Le point de vue de Anastasia Patts

Nous avons demandéà notre jeune correspondante russe du théâtre du Blog, Anastasia Patts, doctorante à Paris, de nous donner aussi ses impressions sur ce spectacle…

Le public s'habitue sans doute à ne pas chercher une histoire chez certains metteurs en scène de théâtre visuel, au motif qu'une vraie création se produit, non pas sur le plateau mais dans son imagination. Comme dans les spectacles oniriques de James Thierrée : La Symphonie du hanneton, La Veillée des abysses, Au revoir parapluie et Raoul, qui se révèlent très achevés et même d'une indéniable cohérence). Dans Tabac Rouge, on cherche les trois principes fondamentaux de narration : une intrigue, un pic et un dénouement mais difficile de les définir…

On essaye de trouver une explication à ces images de corps de comédiens/danseurs, dont on espérait percevoir les émotions. Mais, déception, c'est plutôt les changements de cette grande plaque de miroirs (tour à tour verticale, horizontale, ou inclinée) au mécanisme complexe qui nous fascinent ! Et quand on essaye de voir les rapports entre le spectacle et la scénographie, on se perd en conjectures. Naturalisme ? Surréalisme ? Symbolisme ? Pas d'interaction entre le décor et le jeu des comédiens ! Les reflets vacillant des miroirs opaques et tremblants semble évoquer la fragilité de l'existence. La fumée du tabac au début, les personnages clones issus de l'imagination du protagoniste (Denis Lavant), ou de ses hallucinations narcotiques, leurs métamorphoses, la disparition du héros dans les dessous … tout cela rappelle le fameux baroque de La vie est un songe et le caractère illusoire de la vie, de la frontière confuse entre réalité et imagination. Mais on s'interroge en vain sur le pourquoi de cette séparation entre émotionnel et visuel, malgré les trouvailles merveilleuses de mise en scène et de scénographie de James Thierrée.

A lire :
-Raoul de James Thierrée.
-Le cirque invisible de Jean-Baptiste Thierrée et Victoria Chaplin.

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