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CELUI QUI TOMBE / Yoann BOURGEOIS

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Conception, mise en scène et scénographie de Yoann Bourgeois.

Un long silence d'abord : la salle est plongée plusieurs minutes dans l'obscurité, ce qui oblige à faire le vide dans notre esprit. Bien vu ! Que voit-on ensuite dans la pénombre ? Une belle plate-forme rectangulaire en bois, d'environ 20m2 suspendue par quatre filins et reposant sur un axe qui va se mettre à tourner dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, comme la Terre vue au-dessus du pôle Nord.

Sur cette plate-forme, suspendue aux quatre coins et dont le bois produit des grincements (amplifiés) comme ceux d'un vieux bateau soumis à une forte houle, de jeunes acrobates/danseurs : Marie Fonte, Elise Legros, Vania Vaneau, et Mathieu Bleton, Julien Cramillet, et Dimitri Jourde.

La plate-forme va se mettre à tourner assez lentement puis plus vite : ils s'accrochent les uns aux autres, se séparent, se rejoignent entre hommes puis entre femmes et enfin en couple, jusqu'à une sorte de sarabande finale. Avec une étonnante perception de l'espace qui, on le sait, est gérée par l'hémisphère droit du cerveau qui fait fonctionner la partie gauche du corps. Ce qui expliquerait, en partie, la virtuosité quand ils vont à l'opposé du sens des aiguilles d'une montre. Mais comme ils sont tout aussi virtuoses quand ils arrivent à se diriger dans l'autre sens.

Il y a aussi quelque chose d'étonnant et qu'on appelle en japonais ki no nagare : la remarquable fluidité des mouvements et le zanshin : la vigilance qui leur permet avec une grande concentration d'avoir un merveilleux équilibre sur cette plate-forme instable et qui tourne sans cesse… Tout le public absolument silencieux, regarde fasciné, avec une rare attention, ce spectacle presque muet où il y a juste un chant à la fin.

A y regarder de près, les six interprètes adoptent une incroyable posture du corps stable et bien ancré quelque soit leur position sur ce sol mouvant, et dont leurs hanches semblent être le pivot central. En particulier quand ils remontent à contre-courant… C'est peu de dire que la proprioception, sorte de septième sens qui informe le cerveau de la position de chacun des membres par rapport au reste du corps, et dont les danseurs ont le secret, devient ici une nécessité absolue pour circuler sur cette plate-forme.

Bien entendu, ici comme le dirait bien mieux Maurice Merleau-Ponty, il semble que le corps expérimente et en même temps perçoit, et prend conscience d'une ouverture particulière au monde. Sans doute mais quel travail indispensable de répétition ! Le danseur/acrobate étant aux prises à la fois avec son corps et celui des autres dans cette mise en danger permanente, où le rapport à la perception de l'espace est la condition même de cette expérience inédite qui associe le mouvement de chacun et de l'ensemble, la rotation de la plate-forme et enfin son basculement. Avec en fond, quelques morceaux musicaux comme le célèbre Casta Diva de Norma de Bellini, ou My Way.

Cette drôle de mécanique, née d'un long travail de cheminement personnel, bien entendu comme Yann Bourgeois le dit aussi, a fort affaire avec un sens métaphysique : « J'habite en montagne, dit-il, et regarde l'architecture invraisemblable que dessinent les arbres pour trouver la lumière. Je me demande comment je fais pour tenir, sachant que pour rendre expressive la légèreté, il faut montrer la pesanteur ».

Ce qu'il fait surtout dans le second moment de son spectacle où la plate-forme va former une grande escarpolette basculant de jardin à cour avec toujours perchés dessus, ces mêmes six interprètes qui vont glisser sous cette plate-forme qui va continuer à se balancer de façon imperturbable et va passer à un mètre à peine de leurs corps allongés. Tout cela avec une virtuosité exemplaire de ces acrobates, avec lesquels Yoann Bourgois a cherché et brillamment réussi à acquérir « un point d'équilibre entre un objet, les spectateurs et tous les éléments qui entrent dans la composition d'un spectacle. C'est lui, que je cherche : ce point de suspension, à la fois sommet et infini, entre un sol mouvant et un ciel » dit Yoann Bourgeois.

Il n'y a pas tous les jours, et surtout en cette fin de saison un peu terne, de spectacle aussi dense, aussi parfait que cette union entre chorégraphie et acrobatie dans un tempo miraculeux. En soixante-dix minutes, tout est dit et poétiquement bien dit. Sans longueur, sans hésitation aucune et avec une totale humilité… Chapeau ! Le spectacle sera repris la saison prochaine au Théâtre de la Ville : surtout ne le ratez pas. C'est un des plus beaux de cette saison.

- Source : Le Théâtre du Blog.

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.


Hector MANCHA

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Comment êtes-vous entré dans la magie ? A quand remonte votre premier déclic ?

Mon intérêt pour la magie a commencé quand j'étais enfant, en regardant à la télé des magiciens comme Juan Tamariz et Pepe Carrol, les plus grands magiciens espagnols. Je ne me souviens plus très bien, parce que j'étais trop petit, mais ma mère m'a dit que j'ai aimé la magie à ce moment-là.

Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?

J'ai commencé la magie dans les îles Canaries où je suis né. Un jour, j'ai vu une émission de télévision qui parlait d'un groupe de magiciens locaux qui se réunissaient le jeudi. J'ai rapidement appelé le programme TV pour savoir où ils se réunissaient, et avec l'adresse, je demande à mon père de m'emmener là-bas. Ce fut le début ; un simple appel et tout a commencé.

Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. A l'inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?

Il y a beaucoup de gens qui m'ont aidéà un moment donné, par exemple : Arturo de Ascanio qui me recevait à bras ouverts à Madrid, Woody Aragon qui est l'un de mes maîtres, Jaime Figueroa (l'un des meilleurs magiciens comiques en Espagne) qui est mon petit frère en magie, Miguel Muñoz (qui est le dernier Grand Prix au White Magic Festival 2014 en Russie) avec lequel j'apprends tous les jours... et bien d'autres ! Je pense que j'ai trop de maîtres de magie.

Un événement a mis ma carrière magique en pause pendant 5 ans quand j'ai fait mes études pour devenir pompier (qui est mon deuxième travail), mais après avoir passé l'examen avec succès, mes études en magie ont continué jusqu'à aujourd'hui.

Dans quelles conditions travaillez-vous ?

Je joue généralement en conditions salon et close-up, sauf quand j'effectue mon numéro de manipulations ou d'ombres chinoises, qui se jouent dans de grandes salles.

Quelles sont les prestations de magiciens ou d'artistes qui vous ont marqué ?

Beaucoup ! Mais je me souviens quand j'étais enfant d'avoir vu Arturo de Ascanio faire ses miracles. Un de mes meilleurs souvenirs !

Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?

J'aime la magie des cartes, la magie de salon, la manipulation et récemment j'ai découvert le pickpockétisme que je me suis mis àétudier très sérieusement. J'aime toute la magie.

Quelles sont vos influences artistiques ?

Eh bien, j'ai étudié un grand nombre de spécialités théâtrales : le clown, l'improvisation, l'interprétation, le mime, le travail de la voix, etc. Mais la meilleure façon de s'améliorer et de progresser est de pratiquer autant que vous pouvez ! C'est la meilleure façon de vous découvrir.

Quel conseil et quel chemin conseiller à un magicien débutant ?

Essayez d'être différent et pratiquez, pratiquez, pratiquez encore et encore et bien sûr pratiquez !

Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?

La magie est aujourd'hui dans un bon moment. Quand on regarde le niveau du dernier Championnat du monde, on voit qu'il y a de grands artistes.

Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?

Plus vous en savez sur les autres arts et plus vous enrichissez votre magie. Ainsi, il est important de lire, de visiter des musées, de voir des films, d'aller à des concerts, de se rendre au théâtre...

Vos hobbies en dehors de la magie ?

J'aime le sport comme le Crossfit et la gymnastique, et bien sûr aller danser avec ma petite amie !

- Interview réalisée en septembre 2014.

A visiter :
-Le site de Hector Mancha.

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PHENOMENES PSYCHIQUES

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Temps de lecture : 3 min 30 sec

Laurent Mannoni le rappelle dans son ouvrage de référence (E.-J. Marey, la mémoire de l'oeil), l'inventeur de la chronophotographie s'est aussi intéresséà l'occultisme vers la fin de sa vie. Cofondateur en 1900 de l'Institut psychique international (bientôt rebaptisé Institut général psychologique) dont les pôles d'intérêts étaient la psychologie, la pédagogie, le somnambulisme, la suggestion et la médiumnité, il participa également en décembre 1901 à la mise en place d'un « groupe d'études des phénomènes psychiques » aux côtés d'Émile Duclaux, Arsène d'Arsonval, Henri Bergson, Édouard Branly, Édouard Brissaud, Georges Weiss et Jules Courtier.

La démarche qui sous-tendait cette initiative était la suivante : « Quelle est la part de réalité objective et quelle est la part d'interprétation subjective dans les faits décrits sous les noms de suggestion mentale, télépathie, médiumnité, lévitation, etc. » (Bulletin de l'Institut général psychologique, 1901-2, p. 2-3).

Le groupe en question se proposait d'appliquer aux phénomènes psychiques des « méthodes d'observations précises et d'expérimentation rigoureuse telles que celles qui sont en usage dans les laboratoires », mais ne devint apparemment opérationnel qu'en 1905, soit quelques mois après la mort de Marey. L'instrumentation mise au point par le physiologiste n'en demeura pas moins fort utilisée par la suite.

Dans un récent ouvrage (B. Bensaude-Vincent, C. Blondel [dir.], Des savants face à l'occulte. 1870-1940), Christine Blondel retrace à grands traits les expériences menées entre 1905 et 1908 sur la célèbre médium italienne Eusapia Palladino (1854-1918). Pour l'occasion, Pierre et Marie Curie, Paul Langevin, Jean Perrin, Charles Richet, Henri Chrétien et quelques autres étaient venus prêter main-forte, au moins ponctuellement, à l'équipe de départ. « Une série d'instruments d'enregistrement [avaient été] placés dans une pièce contiguë et reliés par des fils électriques, ou des tubes à air insérés dans des canalisations traversant les murs, à la salle des séances. » (p. 154-155.) Outre l'usage désormais classique à la photographie, « un sténographe [prenait] en notes toutes les paroles prononcées par les membre de la chaîne ou par le sujet […]. Un signal électrique [indiquait] chaque minute écoulée sur un tambour de Marey pour relier les divers enregistrements et les notes du sténographe. »

Lévitation d'une table lors d'une séance avec la médium italienne Eusapia Palladino.

L'idée de soumettre le spiritisme à l'acuité du regard scientifique semble avoir étéénoncée pour le première fois par Gabriel Delanne dans son ouvrage Le Spiritisme devant la science (1883). Plusieurs éminents savants, à commencer par l'anthropologue italien Cesare Lombroso, les physiciens anglais Oliver Lodge et William Crookes, et le physiologiste Charles Richet, se penchèrent sur la question dans les années 1890. En 1894, Lodge fut le premier à suggérer la création d'un psychical laboratory doté d'instruments de précision susceptibles de mettre en évidence ce qu'il était alors convenu d'appeler « l'extériorisation des forces psychiques ». L'idée fut curieusement rejetée par la Society of Psychical Research de Cambridge.

Quoique réalisées sous couvert de scientificité, les expériences de 1905-1908 furent - semble-t-il - pittoresques. Jeanne Terrat-Branly rappelle comment son père, « avant les séances, […] examinait longuement et minutieusement les tentures, les tapis, tripotait les fils électriques, soulevait les coussins, afin de voir s'il n'y avait pas quelque supercherie à la base de l'expérience. Il penchait son lorgnon sur les moindres détails. Alors qu'on tenait toujours la pièce dans une obscuritéétudiée, il fallait s'attendre à voir Édouard Branly tourner un bouton électrique, quel que fut le moment. […] Aucun corps astral ne se montrait, les disques ne bougeaient pas à distance, les aiguilles non plus, et les tables demeuraient aussi muettes que les carpes de Fontainebleau. » (p. 202-203.)

Christine Blondel précise que le rapport final, illustré de trente photographies et d'une série de courbes d'enregistrement, reçut en 1913 le prix Fanny Emden de l'Académie des sciences récompensant le « meilleur ouvrage sur l'hypnotisme, la suggestion et en général les actions physiologiques qui pourraient être exercées à distance sur l'organisme animal ». Les activités de l'Institut général psychologique se poursuivirent au moins jusqu'en 1933, date à laquelle cessa de paraître son Bulletin.

- Extrait de Occultisme et méthode graphique, publier dans le Bulletin de la Sémia n°1 de mars 2002.

A lire :
-Histoire de la voyance et du paranormal, du XVIIIème siècle à nos jours de Nicole Edelman. Editions du Seuil (2006).
-Le spiritisme.
-Fantômes spirites.
-Les révélations d'un magnétiseur.
-Les médiums sont-ils des prestidigitateurs ?

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LES 8 PRECEPTES MAGIQUES

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Voici quelques pistes pour méditer sur notre Art.

Appelons-les des principes d'actions car, comme vous le savez, toute théorie sans action n'existe pas. Celle-ci ne prend réellement vie que lorsqu'elle est exécutée dans de véritables conditions de travail. Avant cela, elle n'est que pensée traduite parfois en mots, ni plus ni moins. Lorsqu'un individu prend un nouveau chemin, une nouvelle piste, qu'il le découvre pour la première fois, il ouvre ses yeux et son esprit vers l'extérieur ; ensuite, lorsqu'il emprunte ce même chemin pour la deuxième fois, il y voit de nouvelles choses, de nouveaux petits détails qu'il n'avait pas remarqué la toute première fois. Et après avoir emprunté ce chemin des dizaines puis des centaines de fois, son regard en même temps que son esprit se ferment petit à petit et l'habitude prend le dessus sur sa vision. Il devient comme ce cheval à qui l'on pose des œillères pour l'empêcher de voir dans d'autres directions que celle qu'il a en face de lui ; alors que les côtés sont souvent beaucoup plus beaux et plus intéressants.

Vous voyez ce que je veux dire ? N'oubliez jamais d'être ouvert, réceptif, centré, en état de veille car rien n'est vraiment exactement comme on pense qu'il est. Et notre cheminement artistique est en perpétuel mouvement lui aussi. Ce qui veut dire que ce que nous voyons aujourd'hui avec notre état de maturité artistique ne sera pas exactement la même chose dans quelques temps. Tout change, rien ne reste figé !

Vous êtes-vous déjà surpris à relire un livre que vous aviez lu des années auparavant ? N'y avez-vous pas découvert de nouvelles petites merveilles ? De nouvelles choses qui vous avaient échappées lors de votre première lecture ? Si vous avez répondu par l'affirmative à cette question, alors je prédis que vous serez intéressé par poursuivre cette lecture...

Après cette petite introduction, voici donc 8 préceptes (le 8 étant le chiffre de l'équilibre cosmique et horizontalement celui de l'infini, je trouve qu'il convient parfaitement à cet essai) qui auront peut-être le mérite de vous faire méditer sur notre Art en particulier et pourquoi pas la vie en générale :

1) Se connaître soi-même pour mieux se donner à l'autre

Si vous connaissez vos faiblesses alors vous pourrez les travailler afin de mieux vous réaliser. Nous sommes tous tentés de travailler sur nos qualités au lieu de consacrer du temps à nos faiblesses. Plus nous équilibrerons nos « armes » de séduction (la technique, la créativité, la présentation, la manière de se vendre, etc., bref, pour reprendre des termes Ascanien nos mains, notre visage et notre cerveau), plus le succès sera au rendez-vous ! Arrêtons de travailler uniquement sur nos qualités et commençons par amoindrir nos défauts. Je sais qu'il est plus facile de travailler une qualité, c'est aussi plus agréable, cela demande moins d'effort mais au bout de la route, au lieu d'être un artisan complet, il nous manquera toujours ce petit quelque chose qui fait toute la différence. Je sais aussi que la perfection n'existe pas mais plus on travaille, plus on s'en approchera. C'est seulement à force de discipline, de volonté, de travail et de véritable passion amoureuse pour notre Art que l'on pourra s'améliorer en amoindrissant nos faiblesses et en augmentant nos qualités. Et petit à petit tendre vers cette impossible perfection qui nous amènera à devenir un jour un véritable Artiste.

2) Le mental prime sur le physique

Ce qui fait parfois la différence entre un magicien et un autre n'est pas seulement sa technique mais bien son mental. L'image mental qu'il a de lui-même face aux autres, son assurance, le contrôle de son trac, etc. Nous avons tous en mémoire d'extraordinaires magiciens qui, dans certaines conditions, devant un certain public perdaient leur assurance, se mettaient à trembler et parfois ne parvenaient pas à terminer leur routine. Même le public se sent mal à l'aise face à ce genre de situation.

Croire en soi est une capacité inestimable qui doit faire absolument partie de notre vie si nous voulons réussir dans notre Art. Je pense que l'on peut douter de nos capacités avant ou après un spectacle mais pendant nous devons être convaincu d'être le plus grand Artiste du monde. Cette capacitéà croire en soi est un muscle qu'il faut travailler tous les jours au risque de l'atrophier par manque d'utilisation. Nous avons une énorme énergie mentale. Elle est aussi importante si pas plus que l'énergie physique que nous possédons. Mais souvent nous sommes en deçà de notre véritable pouvoir de concentration car nous n'avons pas une vue juste de nos capacités, une bonne image mentale de nous-même.

Souvent nous nous sentons las, fatigué, puis un coup de téléphone nous annonce une bonne nouvelle et, comme par magie, tout d'un coup notre énergie est décuplée. Cela ne voudrait-il pas dire que nous n'étions pas aussi fatigué que nous nous l'imaginions ? Que nous étions mentalement en deçà de notre véritable énergie ? Par un effort mental, nous pouvons vaincre ces fausses perceptions de nous-même et aller bien plus loin que nous le pensions ! Dans toutes les situations de la vie, ce qui fera la différence c'est nos pensées et notre envie à les mettre en action. Toutes pensées sans action, meurt ! Il est évident que pour mettre nos pensées en action, il faudra affronter un tas d'obstacles. Parfois on bloque devant l'un ou l'autre, mais ne pensez-vous pas que ce qui nous freine c'est la représentation mentale que nous nous faisons de cet obstacle et non pas l'obstacle en lui-même ?

J'ai une vaste collection de livres qui aborde pas mal de thème plus ou moins éloigné de la magie. J'ai aussi une vaste collection de livres de magie. Si je me place en face de cette bibliothèque et que je la regarde, je me sens découragé en me rendant compte qu'une seule vie ne serait certainement pas suffisante pour lire tout ce qu'elle contient. Pourquoi ? Parce que je la vois dans son ensemble. Maintenant, mentalement je découpe cette bibliothèque en thème ou en auteur et petit à petit je lis cette sélection et je me rends compte que finalement l'étude de son contenu prendra du temps, indéniablement, mais que la tâche n'est pas si ardue qu'elle en avait l'air ! Tout est une question d'image mentale et de vue de l'esprit ! Vouloir c'est pouvoir !

3) Apprendre à conserver un intérêt passionné pour notre Art

Notre Art ne s'arrête pas à la fin de notre représentation. Il nous accompagne partout et dans n'importe quelle circonstance de notre vie. Nous devons penser magie, rêver magie, respirer magie. Notre Art vit en nous et dure aussi longtemps que la vie elle-même. L'un et l'autre sont indissociables ! Il fait partie intégrante de notre vie quotidienne, de notre vie nocturne et va même jusqu'à envahir nos rêves. Bref, il est en nous et il est nous. Il faut veiller à ce qu'il ne s'endorme pas ! Il faut veiller à entretenir la flamme de nos débuts.

Vous souvenez-vous de la manière frénétique dont on étudiait notre Art au commencement de notre passion ? N'aviez-vous pas la fièvre de vouloir apprendre encore et toujours ? Et maintenant, aujourd'hui, où en êtes-vous avec cette fièvre ? Est-elle restée au même niveau ? A-t-telle grandit en même temps que vos connaissances ? S'est-elle éteinte ? Je pense que cette fièvre amoureuse doit s'entretenir tous les jours et aussi tenter de retrouver cette même passion que nous avions à nos début ! Lisons, étudions, intéressons-nous aux autres. Souvent le bon travail d'un confrère est un stimulant extraordinaire pour parfaire notre Art. Si la jalousie ne vient pas interférer notre état d'âme, alors cette concurrence n'est pas malsaine mais bien au contraire très positive ! Elle nous fera avancer encore plus loin que nous ne le pensions. En résumé, restons encore et toujours de véritables amateurs de notre Art même si celui-ci est ou sera un jour notre profession. Et gardons l'esprit positif dans n'importe quelle situation ! La jalousie est un sentiment négatif qui nous freinera tôt ou tard tandis que l'admiration est un sentiment positif qui nous poussera à aller toujours de l'avant !

4) Trouver les solutions dans la méditation

L'homme est un imitateur par nature, et nous savons tous que la base de tout art est l'imitation. C'est l'art mineur mais c'est aussi la première étape de notre apprentissage artistique. Tous ce que nous apprenons s'enregistre d'abord par la copie. Nous copions d'abord nos parents, puis nos professeurs, nos amis et ensuite les personnes que nous admirons le plus. Plus nos modèles seront talentueux, plus nous aurons tendance à vouloir les approcher pour un jour, peut-être, les rejoindre, et qui sait, les dépasser ? Lire des biographies, des textes poétiques, l'histoire de la magie, etc., sont autant de valeurs ajoutés à notre culture artistique, qu'il serait stupide de ne pas en profiter.

Regardons autour de nous et que remarquons-nous ? Que les hommes de grandes cultures empruntent fréquemment des phrases d'hommes connus pour appuyer leurs réflexions. Ces petites phrases mémorisées sont là pour que nous les utilisions, elles peuvent nous servir à nous guider, nous inspirer, nous faire méditer. Lorsque je parle de méditation, j'exprime l'idée d'examiner, de réfléchir profondément sur un sujet, une technique, une présentation, une routine. Ce qui sous-entend que dans cette manière de travailler l'habitude (le fait de travailler de manière automatique et sans sensation) ne trouve aucune place. Je crois fermement que l'habitude tue l'art (comme l'amour d'ailleurs !). Il faut apprendre à réinventer nos textes de présentation afin qu'on les revivent à chaque nouvelle prestation. Comment arriver à ce résultat ? En méditant sur notre travail, en trouvant de nouveaux chemins afin d'y ajouter quelque chose d'innovateur. Cela pourrait être un nouveau mot, un nouveau temps de respiration, une nouvelle pause, etc. Seule la méditation de notre Art nous amènera à mieux sentir le pourquoi et le comment de nos actions sans laisser de place à l'automatisme qui rôde toujours autour de nous !

5) Apprendre à se donner entièrement

Il ne faut pas se contenter d'utiliser une petite partie de notre énergie dans notre travail, il faut donner tout ce que nous avons en nous. C'est en se donnant entièrement que nous pourrons être sûr qu'il n'y avait rien d'autre à faire, que le succès soit ou ne soit pas au rendez-vous. C'est la seule manière de ne pas vivre avec des regrets ou des remords en se disant que nous sommes passés à côté de quelque chose. Et c'est souvent cela qui fait la différence entre ceux qui étaient doués dès le départ et ceux moins doués mais, qui à force de travail et de discipline, arrivent à les dépasser. C'est plus par manque de persévérance que par manque d'aptitude que l'on échoue dans le but que l'on veut atteindre.

Nous sommes tous capable de faire ce que nous voulons si nous sommes assez patient pour l'accomplir. Tout est une question de temps. Mais il faut aussi apprendre à lire les signes que la vie nous offre. Une rencontre, une opportunité de travail n'arrive parfois qu'une seule fois dans la vie et il faut s'évertuer à ne pas la laisser s'échapper. Elle peut être un pont vers le succès et la transformation de statut vers une vie plus lumineuse (avec tout ce que cela comporte comme avantages et désavantages). Je suis convaincu qu'il y a un moment juste pour chaque chose. Armez-vous de patiente les yeux grands ouvert sur les signes de la vie, et tôt ou tard votre travail sera récompensé !

Il n'y a pas de secret, seul le travail intelligent et bien dirigé additionné au temps peut faire la différence. Mais êtes-vous prêt à sacrifier du temps, de l'énergie pour arriver aux buts que vous vous êtes fixés ?... Une dernière chose, quoi qu'il arrive apprenez àêtre heureux avec ce que vous avez et non pas àêtre malheureux avec ce que vous n'avez pas !

6) Ne pas penser ni à l'argent ni à la popularité

Si vos buts sont l'argent et la popularité, je ne crois pas que vous soyez sur le bon chemin. Peut-être arriverez-vous à vos fins, mais dans quel état psychologique ? Car si tels sont vos buts, il faudra passer par des étapes qui ne seront peut-être pas les plus belles de votre vie. Le monde du spectacle dans son sens le plus large est un monde de requins où les manipulateurs ne manipulent pas des cartes ou des pièces de monnaie (quoi que !) mais des êtres humains. Entre leurs mains vous ne serez qu'un produit que l'on pressera comme un citron et que l'on remplacera aussi facilement qu'un battement de cil. Et n'oubliez pas que la solitude et le manque d'amour sincère sont le lot de ceux qui ne vivent que par le profit et l'égocentrisme.

Alors, tout bien réfléchi, jusqu'oùêtes-vous prêt à aller pour voir votre nom s'inscrire en lettre d'Or dans la presse ou à la télévision ? Êtes-vous prêt à tout ? Moi pas ! Vous allez me rétorquer que c'est facile de parler comme ça lorsqu'on travaille déjà pour la télévision, et je vous répondrai que j'y suis arrivé par hasard et que si aujourd'hui je continue à en faire, c'est tout simplement parce que j'y trouve mon bonheur. Mais que jamais je n'accepterai de présenter une émission qui ne correspond pas à ce que j'attend de la télévision. C'est-à-dire des émissions positives qui invitent les téléspectateurs à rêver, à les instruire tout en les divertissant ou encore à les faire rire. Mais surtout pas à les lobotomiser par des reality shows ou des jeux stupides.

Je crois fermement que si votre véritable but est d'aller le plus loin possible dans la pratique de votre Art tout en restant fidèle à vos valeurs humaines, un jour, croyez-moi, cette sincérité paiera ! Bien sûr, vous avez le droit d'accepter des compromis ; mais assurez-vous d'avoir en tête les limites que vous ne vous permettrez jamais de dépasser. Une fois que l'on dépasse ces limites, il sera trop tard pour revenir en arrière !

7) l'artiste et son instrument sont un

Je pense que dans tout art, il faut chercher à dominer son instrument afin que celui-ci devienne la prolongation de celui qui le manipule. Le ciseau pour le coiffeur, le pinceau pour le peintre, le boken ou le katana pour le kendoka ou le paquet de cartes pour le cartomane. C'est en accumulant des heures de travail que l'instrument prendra petit à petit vie entre nos mains. Cette sensation de « vie », j'en suis certain, vous l'avez tous au moins une fois vécu. C'est comme si le jeu de cartes existait et vivait entre nos mains. Comme si un nouvel appendice était venu se greffer sur notre corps. Cette sensation n'est pas juste une impression mais une réalité que l'on acquiert au fil des années de pratique. Lorsqu'elle est présente en nous, alors on peut dire que le bonheur est au rendez-vous, car cela sous-entend que nous avons tellement travaillé la technique qu'elle est comme une seconde nature pour nous.

C'est comme avancer en amenant une jambe devant soi et puis l'autre, nous ne prenons plus conscience de toute l'activité musculaire que cela induit, ni du contrôle de notre corps pour rester en équilibre sur un pied avant que l'autre pied ne touche le sol. Mais regardez les bébés qui débutent dans cette activité et vous comprendrez que ce qui parait inné nous a demandé du travail. Quand l'artiste et son instrument ne font plus qu'un, alors l'artiste devient libre. Libre de ne plus penser à sa technique puisqu'elle fait partie de lui ; elle est lui ! Libre de se projeter vers l'autre ! Libre d'être à l'écoute de l'autre ! Libre de le sentir ! Libre de communiquer sans aucun obstacle ! Libre d'être insouciant de ce qu'il a à faire puisqu'il le fait naturellement ! Voilà donc une liberté qui ne s'acquiert que par le travail mais qui une fois apprivoiser est le plus beau de tous les cadeaux !

8) Varier les rythmes, penser aux contraires et toujours être créatif (surprendre)

La vie est rythme, il y a le rythme des saisons, le rythme des respirations, le rythme cardiaque, etc. Ces retours périodiques de temps forts et de temps faibles sont en nous depuis des générations. Nous les avons hérité de nos ancêtres et nous en avons besoin pour nous sentir bien sans nous ennuyer à vivre toujours la même chose. Attention, un rythme, si il est synonyme d'intensité, n'a pas pour cela un rapport direct avec la notion du temps !

On peut s'ennuyer fermement dans un spectacle de 45 minutes et être toujours en haleine dans un spectacle de deux heures. Ce n'est pas la durée du spectacle qui importe mais son rythme. Varier les rythmes c'est surprendre, c'est amener le spectateur dans une direction inattendue, ne pas lui permettre de rentrer dans un cycle d'ennui. Ce qui importe ce n'est pas de travailler rapidement ou de parler sans arrêt car même dans le silence ou le repos, il existe une vie, une action. Le silence n'est pas neutre. Le silence est l'endroit dans le temps où vit l'action intérieure, celle de l'artiste mais aussi celle du spectateur. Le repos n'est pas de la non-action. Il est comme le silence, une invitation à mieux vivre son monde intérieur sans se préoccuper du monde extérieur. Ils permettent tous les deux de créer des bouffées d'air frais qui cassent un rythme et font vivre de manière plus intense une action. L'action de cette manière-là peut s'étirer, se contracter, se relâcher ou s'interrompre pour ensuite partir de plus belle. C'est le passage d'une extrémitéà l'autre qui fait vivre l'action de manière plus intense.

Le travail des contraires est toujours très enrichissant. Le rire puis les larmes, la banalité puis la poésie, etc. Je suis pour les changements d'états d'âmes, de formes de représentations, afin de varier les plaisirs et d'amener mon spectateur là où je le désire mais en essayant de le surprendre par ma créativité et la variation des chemins qu'il empruntera. Je veux passer du spectacle passif au spectacle interactif, de la poésie dramatique au rire, de la musique au parlé, du chant au mime avec comme instrument premier l'illusion. Le reste n'est qu'accessoire pour fortifier ce sentiment d'illusion et pourquoi pas de magie que je veux transmettre à mon public ! En variant mon rythme de travail, en travaillant sur les contraires et en étant toujours créatif je serai sur la bonne voie pour ne pas perdre l'attention que me donnent mes spectateurs !

Un, deux, trois,...le huitième précepte est terminé ! Nous voici donc arrivéà la fin de ces huit préceptes. Je ne limite pas cet essai à un nombre quel qu'il soit. Il y aura toujours de la place pour d'autres préceptes qui avec le temps et l'expérience viendront compléter cette liste. Elle n'est pas exhaustive ! Elle a le mérite d'exister et peut-être d'orienter votre travail vers une nouvelle direction ? Qui sait ? Personnellement, j'aime découvrir de nouveaux chemins d'investigations et je sais que je n'ai jamais eu la sensation de mal investir mon temps en entreprenant un nouveau voyage. Je sais aussi que bientôt vous m'inviterez à rentrer dans votre univers en m'ouvrant l'une de vos portes. Je suis prêt au voyage ! Je vous attends avec impatience !

A voir :
-L'interview de carlos Vaquera sur Chop-Cup.com.

BARNUM

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Phineas Taylor Barnum (1810-1891), fut le showman américain le plus influent du XIXème siècle, le fondateur du premier musée public et le créateur de la piste moderne au cirque. Outre ses qualités « d'exhibitionniste », il était passé maître dans l'art de la publicité et de la communication. Grand manipulateur et subtil magicien de la simulation et du simulacre, Barnum était le plus fin connaisseur de la société du spectacle de son temps. Il fera de son nom « une marque » connue de tous.

Barnum incarnait la pensée de Walter Benjamin, selon laquelle la modernité est cette expérience où« le choc est devenu la norme ». Il a mit l'excentricité au centre du monde par l'exposition de curiosités et de Freaks vrais ou faux, en leur donnant un visage et un théâtre. Son programme : Lilliputien, femme à barbe, sirène, garçon à tête de chien, homme animal, frères siamois, cannibales australiens, géant chinois, femmes sans corps, etc. Pour marquer les consciences, il était prêt à tout, de la fantaisie la plus burlesque à la plus atroce abjection.

Paul Meehl a même nommé une des recherches du psychologue Bertram Forer « l'effet Barnum » en référence aux talents de manipulateur du grand showman. Un effet de « validation subjective » ou de « validation personnelle », désignant un biais subjectif induisant toute personne à accepter une vague description de la personnalité comme s'appliquant spécifiquement à elle-même.

Un touche à tout

Enfant, Barnum assiste à des réunions de prière et découvre les idées calvinistes. Son grand-père est un universaliste qui le familiarise avec la croyance. La religion sera pour Barnum, une divinité aimante pour « le salut universel de l'humanité».

Le même grand-père lui cède une parcelle de terrain connue sous le nom d'Ivy Island. A ses 10 ans, il va visiter son domaine et découvre qu'il s'agit d'une terre stérile.

« Mon père, voyant que je n'étais bon à rien, résolu de me mettre dans le commerce. Mon penchant à gagner de l'argent continuait alors à se développer rapidement et je devins l'enfant le plus riche de toute la contrée. Parmi les nombreux moyens de gagner de l'argent que je mis en œuvre depuis l'âge de douze ans jusqu'à celui de quinze, les loteries tiennent un rang distingué. » Barnum.

Lorsque Barnum a 15 ans, son père meurt, laissant sa veuve et ses cinq enfants sans le sou. Il devient immédiatement commis dans un magasin de campagne, où il apprend l'art de la négociation. Au cours des 10 années qui suivent, il fut propriétaire d'une boutique, directeur des loteries et éditeur d'un journal. A 19 ans, il s'enfuit avec une couturière nommée Charity Hallett (qui restera son épouse pendant 44 ans et lui donnera quatre filles). A 22 ans, Barnum édite son propre journal à Danbury, dans le Herald of Freedom. Trois fois accusé de diffamation pour des déclarations qu'il a faites sur des opposants, il est reconnu coupable et est incarcéré pendant 60 jours. Sa libération sera un événement public ultra médiatisé !

« Mon tempérament me porte et m'a toujours porté vers la spéculation, et je ne m'engage jamais volontiers dans une affaire à moins qu'elle ne soit de nature à ce que mes profits soient augmentés en raison de l'énergie, de la persévérance, de l'attention et du tact que j'y déploie. » Barnum.

Joice Heth

En 1835, Barnum tient une épicerie et un internat à New York. C'est là qu'il se lance dans les affaires avec son exposition sur Joice Heth qui sera son premier coup de génie publicitaire. En voyant le potentiel de cette curiosité humaine, Barnum achète le droit de son exposition 1000 dollars à un planteur du Kentucky, ainsi que les documents validant son âge. Comme les comprachicos défiguraient les petits enfants, Barnum lui arracha les dents pour les besoins d'une nouvelle imposture et la présenta comme une femme âgée de 161 ans et ancienne infirmière de George Washington ! Il part en tournée avec la vieille dame qui a 110 ans à Louisville, 121 ans à Cincinnati et finalement 161 ans arrivée à Philadelphie.

« Je m'étais toujours imaginé que le succès ne pouvait me faillir si je trouvais l'occasion d'une exposition en public. Je commençais ma carrière de directeur de spectacle avec Joice Heth, et j'étais résolu de ne rien épargner pour la rendre aussi fructueuse que possible. » Barnum.

Joice Heth était extrêmement populaire, jusqu'au jour où un article de journal, écrit par Barnum lui-même, paru annonçant que Joice n'était pas humaine, mais un automate faite de caoutchouc et de ressorts tel le célèbre joueur d'échec de Maelzel, qui au même moment parcourait les Etats-Unis. L'effet fut fulgurant et les fréquentations redoublèrent avec ce beau coup de publicité ! A la mort de la vieille dame en 1836, une autopsie prouva que Joice n'avait pas plus de 80 ans. Nouveau scandale, et Barnum en fut aussi surpris et indigné que tous les gens.

« Il n'y avait qu'un bras dont elle pouvait agir, le reste de son corps et principalement les jambes étaient privées de mouvements. Elle paraissait totalement aveugle, et ses yeux étaient si profondément enfoncés dans leur orbite qu'on eût dit qu'ils avaient entièrement disparu. Elle ne possédait pas une seule dent. Les doigts de ses mains étaient crochus et sans mouvements. Ses ongles avaient plusieurs pouces de long et venaient en se recourbant joindre le poignet. » Barnum.

Barnum tira une grande leçon de cette aventure dans le sens où le public paraît disposéà s'amuser, même (et surtout) quand il est conscient d'être trompé. « Le résultat avantageux pour moi de toute cette longue plaisanterie fut d'avoir mon nom répété dans les journaux à plusieurs reprises. » dit-il.

Le cirque en voyage

De 1836 à 1837, Barnum dirige un petit cirque pour une tournée dans tout le sud des Etats-Unis, devenant ainsi un des plus grands showman itinérant. Il emploie, entre autre, un dénommé Joseph Pentland (Pendleton) (1816-1873) un homme de spectacle complet : clown, ventriloque, chanteur comique, équilibriste et magicien.

Joseph Pentland en 1848 (Photo : copyright Dr. Bruce Lundberg).

Barnum rapporte dans ses mémoires une aventure qu'il lui arriva pendant qu'il servait de compère à Pentland pour l'assister dans ses tours de passe-passe :

« La table de Pentland avait, comme toutes celles des magiciens ses confrères, une ouverture destinée à faciliter les transformations et les tours de magie. Un Compère se tenait sous cette table. La place réservée pour cet utile comparse était certainement trop étroite pour un homme de ma taille, mais malgré cet inconvénient je consentis à la prendre un jour en l'absence de l'employé plus petit et plus mince qui remplissait toujours ces fonctions. Je m'installai donc dans la place en question. Les arrangements de Pentland étaient terminés : coupes, vases, ballons et autres objets de prestidigitation se trouvaient disposés sur la table. Il demanda ensuite une montre avec une chaîne en d'or. Un des spectateurs fit passer l'objet demandé. On le mit sous un vase ; la table s'ouvrit sous le vase, et la montre avec la chaîne se trouvèrent bientôt entre mes mains. J'avais pour mission de rouler la chaîne autour du cou d'un écureuil afin qu'au moment donné celui-ci rapporta la montre à son propriétaire. Je m'y pris si maladroitement que l'écureuil me mordit : la douleur me fit oublier mon rôle, je poussai un grand cri et remua si bien le cou, le dos, les bras et les jambes que je renversai la table et tout ce qui était dessus. J'apparus tout à coup aux yeux des spectateurs étonnés, pendant que l'écureuil courait autour de la salle avec la montre à son cou ! »

Le Musée américain

En 1840, de retour à New York, Barnum se retrouve dans une situation financière précaire et n'a pas beaucoup de perspectives. Il apprend que le Musée américaine appartenant à Scudder (avec sa collection de curiosités) est à vendre, Barnum rachète immédiatement le fond. En 1842 s'ouvre son American Museumà New York, à travers lequel il fait fortune et écume ses dettes en un an. Ses nombreuses expositions - spectacles et son amphithéâtre de 3000 places, accueillent 37 millions de personnes.

« Je me mis à visiter et à revisiter le Muséum, et je crus voir que cet établissement n'avait besoin que d'un homme énergique ayant du goût et sachant dépenser à propos pour reprendre de la vie et se remettre sur un bon pied. Pendant les 13 années de mon administration au Musée Américain, j'en ai plus que doublé la valeur. Une grande partie des curiosités dont j'enrichis cet établissement provenait du Muséum Peale, dont j'achetai les fonds vers la fin de 1842. Le reste provient de la riche et rare collection du Musée Chinois, réuni par moi en 1848, et des différentes acquisitions faites en Amérique et en Europe. » Barnum.

Les frères siamois Thaïlandais Eng et Chang Bunker (1811-1874).

L'American Museum va devenir la vitrine la plus célèbre du siècle. En constante évolution, le public y voit des chiens dressés et savants, des puces travailleuses, des automates, des jongleurs, des ventriloques, des magiciens, des tableaux vivants, des statues de vie, des albinos, des hommes obèses, des femmes à barbe, des siamois, des bohémiennes, des géants, des nains, des danseurs de cordes, des mimes et des physionomanes, une grande variété de chants, de musiques et de danses, des vues de Paris et de Jérusalem, des toiles peintes, des panoramas, des dioramas de la Création et du Déluge, des figures mécaniques, des miroirs magiques, des Kaléidoscopes, des machines à tricoter, des Afro-Américains effectuant une danse de guerre, des expositions florales et des oiseaux, des baleines, des sirènes, une ménagerie d'animaux rares, et un aquarium. Tout ça pour 25 cents (moitié prix pour les enfants !).

L'homme chien.

Avant Barnum, on voyait pendant le jour qu'une simple collection de curiosités et le soir une simple représentation qui se composait d'amusements incohérents et de médiocre intérêt. Sous la direction de Barnum, l'après midi du samedi et du mercredi ne tarda pas àêtre consacrée aux représentations, ainsi que tous les soirs de la semaine excepté le dimanche. Ces spectacles étaient attrayants. La variété la plus grande se faisait remarquer dans ses programmes, auquel rien ne manquait.

Femme à barbe.

Le but de Barnum était de faire réfléchir les gens, de les émerveiller, et accessoirement d'aller au musée. Parmi ses pièces maîtresses : sa reconstitution des chutes du Niagara avec de l'eau réelle mesurait 5 mètres de haut, la sirène des îles Fidji était constituée d'une tête et d'un torse de singe fusionné avec une queue de poisson. De 1842 à 1865, le musée accueillit plus de 30 millions de spectateurs, ce qui est collossal.

En 1855, Barnum se retrouve en faillite et est forcé de vendre son musée américain pour payer des dettes. Le musée brûlera en 1865 et partira en cendres en 1868.

« A la question : quelles sont les qualités requises pour être un bon faiseur de représentations ? Je répondis que la première qualité nécessaire était une très grande connaissance de la nature humaine, ce qui comprenait bien entendu la faculté d'appliquer judicieusement le savon doux, de plaire au public et de le flatter assez adroitement pour ne pas laisser soupçonner votre attention. » Barnum.

La sirène des îles Fidji

En 1842, Barnum achète à Moses Kimball, le propriétaire du Musée de Boston, « une sirène ». Voici la description qu'en fait Barnum : « Bien que ce fut une œuvre d'art mi-partie singe et poisson d'un mètre de long, le singe et le poisson étaient si bien rattachés l'un à l'autre et raccordés si étroitement qu'aucun œil humain n'aurait pu découvrir le point où la jonction avait été opérée. A l'aide d'un microscope on découvrait dans ces cheveux une myriade d'écailles de poisson infiniment petites. L'animal était hideux, desséché et de couleur noirâtre. Sa bouche était ouverte et ses bras tordus et repliés en l'air, ce qui lui donnait l'apparence d'être mort dans une douleur agonisante et après d'affreuses convulsions. »

Barnum décide de monter toute une histoire autour de cet animal mythologique au travers des articles de presse pour attirer le maximum de monde : « Je pris mes précautions et bientôt il parut dans le Herald de New York un article daté et expédié de Montgomery, qui donnait les nouvelles du jour. Un paragraphe concernait un certain docteur Griffin, agent du Muséum d'histoire naturelle de Londres qui, récemment, arrivé de Fernambouc, avait en sa possession une curiosité très remarquable, laquelle n'était rien que moins qu'une véritable sirène prise dans l'archipel Feejee et amenée en Chine, où le savant l'avait achetée à un prix très élevé pour le Musée d'histoire naturelle. Huit jours après, un autre journal de New York publiait une lettre de teneur semblable. Le plan réussit à merveille et suscita dans le public une curiosité monstre. »

Barnum prépara des gravures sur bois et des transparents, ainsi qu'une petite brochure sur l'authenticité de la sirène. Il trouva ensuite plusieurs journalistes et rédacteurs « des feuilles » du dimanche pour qu'ils publient la nouvelle. La fièvre de la sirène sévit en plein sur l'esprit public. Il ne se trouva bientôt plus dans la ville aucun lecteur de journaux qui n'eût vu au moins une des gravures. Ses dix mille brochures-sirènes furent distribuées entre les mains des colporteurs actifs et vendues à un penny pièce. Inutile de dire que les visiteurs affluèrent par millier, jusqu'au jour où Kimball, pris de remords, avoua que l'auteur de la « petite sirène » n'était pas Dame Nature, mais un artisan indonésien.

Tom Pouce

Le Général Tom Pouce fut la plus grande attraction de Barnum. Charles S. Stratton, originaire de Bridgeport, au Connecticut, mesurait 63cm de hauteur et pesait 7 kilos quand il a été embauché par Barnum en 1842. Outre son physique si particulier, l'enfant de Lilliput donnait des échantillons de son savoir-faire en chant, danse et mime.

« Je pris beaucoup de peine pour éduquer mon petit prodige ; je lui consacrai bien des heures de jour et de nuit, mais je fus récompensé de mes soins par le succès, car l'enfant avait naturellement beaucoup de finesse et un grand amour du badinage. Il devint bientôt fou de moi, de mon côté je lui étais et je lui suis demeuré très attaché. Je crois encore très fermement que le monde n'a jamais vu de curiosité naturelle plus intéressante et plus extraordinaire que Tom Pouce. Ce petit bonhomme ne tarda pas à devenir de favori du public. » Barnum.

Tom Pouce mourut en 1883, à l'âge de 45 ans, après avoir fait la fortune de son « propriétaire » (environ 20 millions d'euros) et enchanté le public international. Dans ses voyages européens, de 1844 à 1847, le général divertit, entres autres, la Reine Victoria, le roi Louis-Philippe, et la royauté d'autres grands pays, de Bruxelles à Dublin.

Voyage en Europe

Barnum profite de ces trois années en Europe pour rechercher des nouveautés susceptibles d'être présentées en Amérique. Il écuma toutes les foires dans l'espoir d'y trouver quelque chose. Il voulut même acheter la maison où naquit Shakespeare, la démonter, et la transporter par morceaux dans son muséum d'Amérique, mais le projet avorta ! Lors de la visite de la grande exposition quinquennale de Paris en 1844, il en profita pour acheter à Robert-Houdin son ingénieux écrivain automate, plusieurs pièces mécanisées pour physique amusante, ainsi que quelques toiles de cosmoramas magnifiques et d'un diorama panoramique des obsèques de Napoléon.

A son retour d'Europe, il s'arrangea avec M. Faber, un mécanicien très habile, pour exposer un automate parlant dont il était l'inventeur. Cette machine, qui avait la taille et la figure d'un homme, était garnie à l'intérieur de clefs et de touches comme celles d'un piano, et à l'aide desquelles on lui faisait articuler des mots et même prononcer des phrases toutes entières avec la plus grande netteté. Cet automate eut partout un grand succès.

Jenny Lind

En 1850, Barnum devient imprésario en produisant la chanteuse la plus renommée de son temps : Jenny Lind. Celle ci donna plus de 90 concerts sous sa direction. La tournée américaine de ce gracieux « rossignol suédois » a été préparée minutieusement et menée avec une grande générosité par Barnum. Son succès initie la vogue des artistes de concert européens en visite aux Etats-Unis.

« J'étais fort connu en Amérique, mais comme un blagueur, un puffiste. On m'y savait capable de faire une sirène avec la moitié d'une guenon et la moitié d'un poisson ; mais peut-être ne me croyait-on pas de force à produire d'une manière convenable une femme charmante qui joignait à l'éclat de la jeunesse et de la beauté, l'avantage d'être la merveille musicale de l'époque. Je tenais à prouver à mes compatriotes que j'étais bon à cela comme à autre chose, et j'étais disposéà sacrifier, s'il le fallait, cinquante mille dollars au succès de cette entreprise. Fidèle à mes habitudes, je me mis activement à préparer à l'aide des mille trompettes de la presse l'esprit public en faveur de la grande cantatrice. L'Amérique se souvient encore de l'effet magique produit par mes articles et mes réclames. Jenny Lind devint en peu de temps le sujet populaire de toutes les conversations. Il vint plus de 3000 personnes le premier jour de sa représentation. Jamais la suédoise n'avait chanté devant un si nombreux auditoire. Le génie musical transcendant du rossignol suédois était supérieur à tout ce que l'imagination peut se représenter de plus beau, et la furore n'atteignit son plus haut degré que quand sa divine voix eut été entendue. Le public fut en extase. » Barnum.

Le géant de Cardiff

En 1869, George Hull annonce au public qu'il a découvert un géant pétrifié des premiers âges. Hull fait appel à deux innocents ouvriers agricoles pour creuser un puits à un endroit précis. Ils y découvrent un géant fossilisé. La nouvelle se répand dans la vallée puis dans le pays. Bientôt les visiteurs déferlent et les journaux s'enthousiasment avec hystérie pour celui qu'ils appellent le géant de Cardiff.

Barnum ne tarde pas à envoyer un de ses agents à la ferme et offre de suite 50 000 dollars à Hull pour acquérir le géant. Celui-ci refuse l'offre, ce qui met dans une colère monstre Barnum qui allume « la guerre du faux ». Il engage des tailleurs de pierre et se fait sculpter son propre Gargantua fossilisé puis annonce sans vergogne que Hull lui a vendu le véritable géant de Cardiff, que Hull cet escroc, expose désormais aux américains un inauthentique titan. Sous cet incroyable effet d'annonce, Les spectateurs se précipitèrent chez Barnum pour voir le phénomène !

“The Greatest Show on Earth”

En 1870, Barnum organise une exposition itinérante composée d'une ménagerie, d'une caravane et d'un cirque. Son premier spectacle à Brooklyn, s'est déroulé devant 10 000 personnes. En avril 1874 Barnum ouvre son hippodrome romain à New York, ce qui allait devenir Le Grand Cirque. Avec son jeune partenaire l'entrepreneur, James A. Bailey, dont le cirque Barnum a fusionné en 1881, il a révolutionné la piste de cirque en faisant un spectacle sur trois espaces différents ; ce qui n'avait jamais été vu auparavant. Barnum acheta pour 10 000 dollars au zoo de Londres le plus grand éléphant en captivité (mesurant 4 mètres de haut), nommé Jumbo. Il le présente à New York devant des spectateurs qui, impressionnés par sa taille gigantesque, l'accueillent comme un héros national. Jumbo deviendra un des animaux gravé dans l'inconscient collectif, reprit au cinéma par Walt Disney en 1941 sous le nom de Dumbo.

En 1882, le cirque Barnum and Bailey ouvre une succursale au Madison Square Garden, où il allait devenir une institution américaine. 1887 marques la disparition du cirque et de ses ménageries.

Affiche française de Freaks (1932) de Tod Browning rebaptisée Barnum pour l'exploitation française.

Les entresorts de Barnum and Bailey

Certains tours de magie ne sont pas destinés àêtre programmés sur scène mais servent plutôt de numéros permanents dans des petits musées, ou de numéros de complément dans des cirques. Beaucoup d'entre eux utilisent des miroirs, des lentilles et des plaques de verre jouant avec la lumière, employés de sorte à obtenir divers effets. C'est ces principes qui sont utilisés pour les entresorts (espaces où le public entre d'un côté et sort de l'autre en permanence). La plupart des tours montraient des têtes ou des bustes vivants. On voit encore ces tours dans les carnavals et comme spectacle de complément dans les cirques. Barnum and Bailey Circus World, grand parc d'attractions situé en pleine Floride, a des plans pour un théâtre de magie qui présenterait, en plus du répertoire de scène, un large échantillonnage de ces illusions d'optique.

Ci-dessus une affiche de 1889 faisant la promotion des entresorts dans le temple de la magie noire, tels : Thauma, la splendide apparition et la créature surnaturelle parlante, la naissance de Vénus, la sirène vivante, la tête animée, le mystère du paon, ou la bouteille magique… Une surprenante galerie de 40 beautés vivantes, doublées de visions surnaturelles, de fantômes aériens et d'apparitions éthérées. La représentation scientifique la plus rare et la plus extraordinaire d'étonnantes manifestations théosophiques.

Droiture et éthiques

Contrairement à ce que l'on peut penser, dans son éthique des affaires, Barnum était plus honnête que la plupart des gens appartenant au divertissement. Il a offert à ses clients et à ses spectateurs des shows de grande qualité. Lui-même se considérait comme un bienfaiteur public.

En 1889, Barnum résume dans un cahier ses principes de vie : « Le noble art est celui de rendre les autres heureux. L'honnêteté, la sobriété, l'économie, l'éducation, les bonnes habitudes, la persévérance, la gaieté, l'amour de Dieu et la bonne volonté envers les hommes, sont les conditions requises par excellence pour la santé, l'indépendance, ou une vie heureuse, le respect de l'humanité et de la faveur spéciale de notre Père des Cieux. »

« De vocation, j'étais entrepreneur de spectacles. J'ai fait valoir par tous les moyens, j'en conviens, mes curiosités et mes artistes ; mais c'est mon droit, et je n'ai jamais employé d'ailleurs que des voies légitimes. J'ai été utile aux masses, et cela à un degré tel qu'il serait difficile de me trouver un parallèle dans l'histoire des philanthropes de théorie ou de profession. Mes muséums ambulants d'histoire naturelle ont été les plus riches et les plus curieux qui aient jamais paru aux Etats-Unis, et je soutiens qu'il n'est ni auteur ni université qui aient contribué autant que moi à répandre dans les masses la connaissance des différentes espèces du règne animal. Quant à ce qui concerne le goût musical, personne ne niera que j'ai fait plus que personne pour l'élever et le raffiner dans ce pays. » Barnum.

Douze mois avant sa mort, Barnum écrit ses croyances religieuses, intitulées Pourquoi je suis universaliste. Il est publiéà Londres dans le monde chrétien du 8 mai 1890, et sous forme de brochures distribuées à 60 000 exemplaires par la maison d'édition universaliste. Barnum meurt en 1891 à l'apogée de sa popularité.

Les 10 règles de Barnum pour le succès en affaire

- Choisir en fait d'affaires celles vers lesquelles on est porté par tempérament et par goût. Que chacun ait le soin de jeter son dévolu sur les occupations qui lui conviennent le mieux.
- Que la parole donnée vous soit toujours sacrée. Ne promettez jamais de faire une chose sans la résolution bien arrêtée de l'accomplir avec la plus grande exactitude. En affaire, rien n'est si utile que la réputation d'être un homme de parole.
- Quoi que vous fassiez, faites le avec ardeur. Ce qui vaut la peine d'être fait vaut la peine d'être bien fait. L'énergie, la patience sont en affaires les éléments indispensables du succès.
- Soyez sobre. Il est clair qu'aucun homme ne peut mener à bien une affaire, s'il n'a la cervelle nette pour la concevoir et la raison libre pour en diriger l'exécution. Combien des marchés extravagants se sont conclus sous l'influence de la boisson !
- Ayez confiance, sans cependant voir trop en beau.
- Ne disséminez pas vos forces. Une fois engagé dans une affaire, tenez-vous-y fixement jusqu'à ce que vous réussissiez. Quand l'attention d'un homme est toute entière concentrée sur un seul objet, il finit par concevoir des procédés meilleurs, dont l'idée ne lui fût pas venue s'il eût permis à douze projets divers de tirailler sa cervelle à la fois et dans tous les sens.
- Bien choisir ses agents. Récompenser le mérite de ceux que vous employez.
- Annoncez votre but. Dans mon cas, j'avoue franchement que j'attribue en grande partie à la presse la plupart des succès que j'ai pu avoir dans ma vie. Des doses homéopathiques d'annonces ne rapporteront rien sans doute. Administrez à dose entière, la cure sera plus sûre et décisive. La presse est l'organe le moins dispendieux et le plus efficace pour s'adresser au public. Votre annonce est lue par des centaines et par des milliers de personnes qui ne vous ont jamais vu, qui n'ont jamais entendu parler de votre affaire et qui n'en auraient même jamais entendu parler si elles n'en eussent pas vu l'annonce dans les journaux.
- Eviter les dépenses folles, et toujours, toujours vivre dans les limites de son revenu si on le peut sans mourir de faim. C'est l'envie de briller et de paraître au-dessus de sa fortune et de sa condition qui plonge dans la ruine et dans la misère des milliers de familles qui eussent pu vivre heureuses avec un peu moins d'orgueil et un peu plus d'économie.
- Ne pas compter sur autrui. Votre succès dépend de ce que vous ferez vous-même et par vos propres moyens. Ne vous appuyez pas sur vos amis, et n'oubliez jamais que tout homme doit être l'unique artisan de sa fortune.

A lire :
-Mémoires de Barnum, mes exhibitions, traduction française de Raoul Bourdier. Editions Futur Luxe Nocturne (2004).

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.

ESCAMOTEUR, PRESTIDIGITATEUR, ILLUSIONNISTE…

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On raconte, qu'un jour, dans un banquet de gastronomes, un orateur se leva au moment des toasts et fit un discours qui commençait par ces mots, assez étranges, mais empreints d'un sentiment de vérité dont l'évidence était hors de doute : « Messieurs », dit-il, « l'usage des repas remonte à la plus haute antiquité ! »

Sans vouloir plagier cet honorable et si véridique orateur, je pourrais en dire autant de la Prestidigitation. Son origine se perd dans la nuit des temps et, si je ne craignais de paraître excessif, je dirais que le premier tour (un bien mauvais) a été exécuté au Paradis terrestre lorsque nos premiers parents, qui manquaient probablement de distractions, eurent la singulière et d'ailleurs déplorable idée, d'escamoter une pomme.

Cette première séance, un peu intime, a eu des conséquences assez connues pour que je me dispense de les remémorer ici. On connaît assez le succès qu'a obtenu cette première. Il a été considérable, si l'on en juge par les nombreuses représentations qui en ont été données depuis. Il est vrai qu'il n'en a pas été fait de compte-rendu spécial dans les gazettes de l'époque, attendu qu'en ce temps-là, en fait de feuilles, il n'y avait guère que celles de vigne qui fussent d'un usage courant. Comme tout cela est loin ! Ça ne nous rajeunit pas !! — Bref, on en pensera ce qu'on voudra, mais pour mon propre compte, je persiste à considérer le père Adam, comme le premier escamoteur.

Malgré les patientes recherches auxquelles je me suis livré, j'ai le regret de ne pouvoir faire remonter plus haut nos glorieuses origines et dois reconnaître que mes efforts ont été infructueux pour en trouver de plus anciennes. Je crois en tous cas que nous détenons là un record qui n'est pas banal et qu'il y a peu d'industries, d'arts ou de sciences susceptibles de se prévaloir de pareils parchemins. Je m'empresse, cependant, d'ajouter que je ne suis pas absolument intraitable à cet égard, et déclare très volontiers, que je réserve le meilleur accueil aux personnes en état de me fournir des documents, suffisamment authentiques, pour qu'ils puissent permettre d'établir la preuve d'une plus enviable antiquité.

Je me suis servi plus haut, à dessein, du mot ESCAMOTEUR parce que, autant que j'en puisse connaître, ce qualificatif est, chronologiquement, le premier qui nous ait été appliqué. Il vient certainement de loin, mais je ne veux pas davantage m'enfoncer dans le maquis de l'étymologie. Je dirai seulement que de nos jours, ce terme a plutôt cessé de plaire, surtout à notre sémillant collègue F., qui ne peut entendre prononcer le mot « escamoteur » sans tomber en pâmoison, et qui considère l'emploi de ce mot comme attentatoire à la dignité de ce qu'il appelle avec emphase : « son noble talent ! »

Sans être aussi profondément ému que notre sensitif collègue, nous devons reconnaître que le vocable incriminé, s'est beaucoup prêté et se prête encore quelquefois à des allusions d'un goût au moins douteux. Quel est, en effet, celui de nos collègues qui n'a pas, plus ou moins, été victime de cette aimable plaisanterie :

« Ah ! vous êtes prestidigitateur, Monsieur ? Diable ! Il faut que je fasse attention à mes poches, alors : n'allez pas m'escamoter ma montre au moins, ou mon porte-monnaie, etc. »

II est toujours flatteur de s'entendre dire de ces choses-là, on a l'air d'avoir ainsi constamment ses mains dans les poches des autres ; c'est alors que, douloureusement affecté de cet inconvénient, apparut un sauveur.

Un amateur, évidemment distingué, comme tous les amateurs, M. Jules de Rovère, résolut de faire cesser les fâcheuses allusions résultant d'une aussi compromettante qualification. A l'aide des mots presti et digi, empruntés à la langue des Tacite et des Virgile, il confectionna le mot PRESTIDIGITATEUR, destinéà nous désigner désormais plus congrûment.

La plupart des peuples ont suivi ce mouvement, dont nous pouvons être fier d'avoir été les précurseurs. L'Espagne et l'Italie se sont emparées de ce mot, en modifiant seulement la terminaison, conformément aux exigences de leur langue.

L'Angleterre a conservé le mot conjurer, qui sent quelque peu le maléfice et la sorcellerie ; elle dit aussijuggler, qui signifie plutôt jongleur, dans les deux sens du mot. Mais elle ne traduit pas le mot prestidigitateur qu'elle rend, à l'occasion, par la périphrase de : Sleight of hand, c'est-à-dire, adresse de la main.

L'Allemagne se sert d'une expression qui rappelle plutôt fâcheusement le mot escamoteur. Elle appelle un prestidigitateur : Taschenspieler qui signifie quelque chose comme : joueur de poches ! N'insistons pas, d'autant plus que je n'ai pas l'intention de faire ici un cours de philologie comparée. Laissons chacun se désigner à sa guise et qu'on me pardonne cette légère digression qui, je l'espère n'amènera pas de complications diplomatiques.

J'ai cru, cependant, ne pouvoir me dispenser de dire quelques mots sur l'expression qui sert à qualifier notre honorable corporation, d'autant plus que cette expression elle même est destinée à disparaître dans un temps plus ou moins éloigné, car on a pu remarquer depuis quelques années déjà, chez nos plus éminents professeurs, une certaine tendance à changer encore une fois d'étiquette, pour se faire appeler ILLUSIONNISTES, mot, dont avec une logique non dépourvue d'opportunité, s'est précisément emparé ce journal, pour en former le plus significatif des titres.

Certes, le mot n'a rien qui puisse déplaire, son euphonisme est suffisant et sa logique satisfaisante ; il dit assez bien ce qu'il veut dire et offre en plus le précieux avantage de se prêter moins facilement à d'équivoques allusions. C'est un coup sérieux porté aux spirituelles plaisanteries sans cesse rééditées sur le mot : « escamoter » ; beaucoup de personnes y regarderont peut-être à deux fois avant de dire : « Ah ! j'espère que vous n'allez pas m'illusionner mon porte-monnaie. En présence d'un aussi précieux résultat, il m'est agréable de remercier et d'encourager ces ingénieux novateurs. »

Je crois ne pouvoir moins faire, en terminant cette petite causerie, que d'engager maintenant tous ceux que notre art intéresse, Amateurs et Professeurs, à illusionner le plus qu'il pourront, et ce, dans les meilleurs conditions possibles. Qu'ils produisent donc quantité d'illusions. Tant de personnes ont perdu les leurs que ce sera certainement pour elles un véritable plaisir, en même temps qu'une excellente occasion d'en retrouver près de nous le fascinant et agréable mirage.

E. Raynaly.

NOTES

Il semblerait que le mot PRESTIDIGITATEUR soit apparu en France Avant 1815, date généralement donnée, correspondant à l'apparition du mot sur les affiches du magicien Jules de Rovère. L'auteur latin Plaute décrit, quand à lui, l'existence de magiciens scéniques qu'il nomme Praestigiatores, deux siècles avant notre ére.

Notre correspondant russe Oleg Stepanov a trouvé un texte daté de la fin du XVIIIe siècle dans lequel le mot PRESTIDIGITATEUR apparaît. Il s'agit d'un manuscrit intituléIntroduction au magnétisme animalécrit par le professeur P. Laurent et, au bas de la page trois, nous pouvons lire cette phrase :

« Tous ne répondent pas à son appel, ils craignent qu'un prestidigitateur exercé ne se serve d'eux pour tirer les marrons du feu, et, de peur de se brûler les droits (1), se tiennent prudemment à l'écart... »

(1) Vous avez compris qu'il y a une coquille et qu'il faut lire : « se brûler les doigts ».

Ci dessous la fiche de la BNF (Bibliothèque nationale de France) :

- Titre : Introduction au magnétisme animal, par M. P. Laurent,... suivie des principaux aphorismes du docteur Mesmer...
- Auteur : Laurent, P. (17.. ?-18.. ; professeur)
-Éditeur : Lange-Lévy ([Paris])
- Date d'édition : 1785-1795
- Langue : monographie imprimée
- Langue : Français
- Format : 23 p. ; in-8
- Format : application/pdf
- Droits : domaine public
- Identifiant : http://gallica2.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k74596m
- Source : Bibliothèque nationale de France, 8-Tb63-21
- Relation : http://catalogue.bnf.fr/ark :/12148/cb307518451/description
- Provenance : bnf.fr
- Description : Comprend : Aphorismes du docteur Mesmer
- Thématique : Médecine

Comme on peut le constater, ce texte étant situé entre 1785 et 1795, le mot est bien antérieur au XIXe siècle. Si le mot digitus, i., veut bien dire « doigt » en latin, le mot presti n'existe pas dans cette langue ; c'est de l'italien. « Preste » se traduisant plutôt par agilus.

Extrait du Gaffiot (Dictionnaire Latin-Français) :

-Praestigia, ae, f., jonglerie.
-Praestigiae, arum, f., fantasmagories, illusions, prestiges, jongleries, tours de passe-passe, artifices, détours.
-Praestigiator, oris, m. escamoteur, charlatan, imposteur.
-Praestigiatrix, icis, f., trompeuse.
-Praestigio, are, tr., faire des tours de passe-passe.
-Praestigiosus, a, um, qui fait illusion trompeur.

Lettre d'un lecteur

Je suis passionné par les questions d'étymologie autour de notre discipline. J'ai de mon côté assidument recherché– en vain – des occurrences pré-Rovère du mot « prestidigitateur ». Quand j'ai lu sur Artefake qu'une occurrence de « prestidigitateur » avait été trouvée avant Jules de Rovère, j'ai été le premier ravi… mais je pense qu'elle est fausse.

L'ouvrage que vous citez, L'Introduction au magnétisme animal, ne date pas de la fin du XVIIIe comme l'indique (avec un flou artistique de dix ans qui donne la puce à l'oreille) la BNF. On peut relever plusieurs anachronismes :

- L'ouvrage cité par M. P. Laurent en première page, « l'Exposé par ordre alphabétique des cures opérées…», date de 1826.
- Il parle du « fameux chimiste Davy » (p. 7) qui n'est en fait né qu'en 1778. Si la date de la BNF était vraie, Davy aurait été fameux de façon précoce, entre 7 et 17 ans.
- De même pour Humboldt, né en 1769 qui semble bien savant pour quelqu'un de 16 à 26 ans.
- Tout cela se discute, mais en revanche ce qui est en note de la huitième page ne se discute plus vraiment : M. Laurent cite un ouvrage avec sa date de publication : Consolation in Travels, London 1830. En bref, l'ouvrage du bon M. P. Laurent est postérieur à 1830, donc à Jules de Rovère. Retour à la case départ !

Avant 1815, il y a beaucoup de « prestigiateurs », mais pas encore de « prestidigitateurs » ! J'adhère totalement à la philosophie selon laquelle quelque chose ne devrait être réputé comme avoir été inventé qu'à partir du moment où il y en a une trace écrite et datée, et qu'il ne faut pas se fier aux « on dit » et « j'ai présenté cette technique en 1926… mais je ne l'ai publié que 50 ans plus tard ». Par conséquent, j'attends avec impatience d'avoir une preuve formelle pour déclarer que le mot existait avant 1815.

En revanche, je dois vous avouer que je n'ai encore jamais vu la fameuse affiche de Jules de Rovère… donc je ne devrais pas non plus m'y fier !

L'ETRANGE COULEUR DES LARMES DE TON CORPS

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Deuxième long métrage du jeune couple bruxellois Hélène Cattet et Bruno Forzani, L'étrange couleur des larmes de ton corps (2014), est un film iconoclaste et déroutant, rejetant la narration classique et élevant l'esthétisme gore aux rangs des beaux-arts ; un ersatz de film d'horreur entre cinéma expérimental et giallo.

Le premier film du duo : Amer (2009) était une revisitation d'un style tombé dans l'oubli : le giallo. Une œuvre ultra référencée avec ses figures de proue : Dario Argento et Mario Bava. Un film charnel, érotique, sensitif et sensoriel qui poussait les codes et la grammaire transalpine à l'extrême ; offrant une expérience inédite de cinéma.

Avec L'étrange couleur…, Cattet et Forzani, vont encore plus loin dans leurs délires expérimentaux. Ils relèguent volontairement au second plan la narration et la vraisemblance pour ne s'intéresser qu'aux moments de bravoure, à l'expérience que vont vivre les spectateurs à la vision de ce cauchemar visuel et sonore, entre attirance et répulsion.

« Les gialli nous ont donné beaucoup de plaisir en tant que spectateurs, proche de l'extase cinématographique ! A la fois divertissants et très créatifs. » Cattet et Forzani.

L'histoire

Une femme disparaît. Son mari enquête sur les conditions étranges de sa disparition. L'a-t-elle quitté ? Est-elle morte ? Au fur et à mesure qu'il avance dans ses recherches, son appartement devient un gouffre d'où toutes sorties paraissent exclues. Il plonge alors littéralement dans un univers cauchemardesque et violent où d'autres femmes apparaissent, ainsi que des « clones » masculins…

Le spectateur va suivre l'histoire de cet homme obsédé et possédé qui perd pied. Sa folie va se transcrire en un délire exacerbé qui va tout transformer autour de lui et brouiller la frontière entre la réalité et le cauchemar.

Une sorcellerie visuelle et sonore

L'étrange couleur… pousse les expérimentations du gialloà leurs paroxysmes. Tel un jeu maniériste, les réalisateurs « compilent » toute une série de formes et de sons ; les assemblent en virtuoses dans un souci constant du détail : prolifération de gros plan, répétitions obsessionnelles, imagerie fétichiste, érotisation, L'étrange couleur… convoque un kaléidoscope géant qui transforme toutes les images et tous les sons en une matière organique. Car le but de ce cinéma de déconstruction est de se connecter directement au cerveau du spectateur, de lui faire vivre une expérience sensorielle totale, quitte à le perdre en route… Pas de compromis, Cattet et Forzani y vont «à fond les ballons » !

Les réalisateurs sont de véritables prestidigitateurs et manient la matière filmique en alchimistes virtuoses. Il faut saluer l'extraordinaire travail de montage qui est la base ultime de cette expérience. Pour preuve, six mois auront été nécessaire pour recréer et monter le son en postsynchronisation ! C'est la relation des images et des sons qui est travaillée dans une spécificité propre à provoquer le trouble à chaque instant, puisque les images « surréelles » côtoient des bruitages hyper réalistes. Un mixte entre une surréalité et un réalisme intimiste.

Les cinéastes pilonnent le spectateur de sons stridents (à la limite du supportable) et d'images chocs, qui reviennent en boucle comme dans une expérience de « torture » qui nous rappelle une séquence d'Orange mécanique de Kubrick, où Alex est contraint, les yeux ouverts de force, d'être conditionné pour ressentir une aversion face au viol et à la torture. Différents formats et styles d'images se succèdent, passant de la couleur au noir et blanc, de la fulgurance baroque au minimaliste d'un cinéma d'animation.

« On a fait carrément un deuxième tournage, sonore uniquement, dans un studio avec un bruiteur et on a tout recréé. Le bruiteur est à la fois comédien et chef opérateur car il fait des propositions de jeu au niveau du son et en même temps il propose des idées très artistiques liées à la valeur des plans. Le bruiteur propose plein de sons et nous on choisit lequel est le plus fort pour toucher l'inconscient du spectateur. Au niveau des bruitages et du son, on a vraiment cherchéà provoquer un impact physique, on a beaucoup travaillé sur les basses et leur impact sur le corps, comme c'est une décharge qui rentre dans le corps. » Cattet et Forzani.

Le film devait initialement s'appeler Géométrie de la peur, et c'est bien de cela qu'il s'agit sur le plan formel, une succession de juxtapositions, de mises en perspective, de mise en abyme, d'inclusions, de superpositions de cercles, d'assemblage de matières, de Split-Screen et la répétition d'images récurrentes : œil, cuir, lame, trou…L'étrange couleur… est proche d'une installation d'art contemporain, une œuvre expérimentale de la reprise qui pourrait tourner en boucle dans un musée.

L'espace est construit comme un rubik's-cube, comme des poupées gigognes. Il est mouvant et liéà ce qu'il se passe dans la tête du personnage. Les pulsions, les phobies, les désirs et les fantasmes ressurgissent par des métaphores visuelles et sonores, de façon onirique, gore et grotesque. La forme labyrinthique du film sert la schizophrénie des personnages comme l'avait magnifiquement réussit Dario Argento avec Le syndrome de stendhal (1996).

« C'est un film où tu te perds, c'est un labyrinthe. Tu le prends physiquement, c'est un bombardement sensoriel, et après, quand tu as fini la séance, il décante dans ton esprit et tu fais des liens. Tu le digères et tu trouves de nouvelles choses. » Cattet et Forzani.

Dédoublement et identification

L'étrange couleur… fait partie des films mettant en abyme la relation fétichiste et métaphorique du cinéma avec son spectateur. Une œuvre dont nous faisons partie intégrante dans un jeu de dédoublement symbolique.

On ne peut s'empêcher de penser au Peeping Tom (Le Voyeur, 1960) de Michael Powell où la caméra fonctionne comme une machine / organe qui est un prolongement morbide et fatal. Filmer et regarder tue littéralement. Autre influence, le Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954) d'Alfred Hitchcock, à la différence que le spectateur n'est plus extérieur à la situation (regarder par la fenêtre / écran) mais immerger dans la matière filmique (il entre dans l'immeuble).

Les personnages paraissent tous interchangeables. L'apparition des trois femmes n'est en fait que l'incarnation d'une seule et même entité féminine : LA femme. Les trois autres personnages masculins, malgré leur différent trauma, ont un but en commun et recherche la même chose.

Une des séquences les plus saisissantes de dédoublement est celle où le personnage principal se multiplie par le biais d'un interphone. Une idée reprise du géniale Mario Bava qui faisait poursuivre son héros par son double dans Opération peur (1966).

Sidération et pulsions scopique

Le cinématographe est ici utilisé comme forme hypnotique où la pulsion scopique est au centre d'un jeu masochiste entre les images et le spectateur. D'où la recrudescence des yeux et des gros plans à l'écran, fait pour immerger le spectateur dans un état de réaction constante. Plaisir coupable entre voyeurisme et fétichisme.

Le film fonctionne comme une séance d'hypnose. Les personnages et les spectateurs vont de plus en plus en profondeur dans leurs souvenirs, jusqu'à une vision initiale qui se situe derrière une porte (psychanalyse de base). Petit à petit, au fur et à mesure que le film progresse, on s'enfonce dans des strates pour retourner à des images de l'enfance, à des aspects primitifs ancrés au plus profond de nous.

Art Nouveau versus Imitation

Tout le paradoxe du film est de s'appuyer sur une esthétique Art nouveau(1), qui est par essence l'antithèse du pastiche et de l'imitation. Il faut peut-être y voir ici une volonté pour Cattet et Forzani de se détacher de l'œuvre purement référentielle en produisant une forme originale, inventive et nouvelle d'images en mouvement. Un parallèle intéressant et subtil d'un cinéma prenant son essor, son indépendance dans une esthétique colorée aux formes courbes et organiques ancré dans les années 1970. Puisque le but est de renouer avec les instincts primaires, la sensitivité et revenir à une forme de naturalisme par l'artifice et l'ornement comme le faisait le peintre Gustave Klimt. Le mouvement de l'Art nouveau coïncide également avec les débuts du cinématographe, ce qui n'est pas innocent !

Dario Argento

On connait la vénération de Bruno Forzani pour le maître du giallo. Déjà dans Amer, sa grammaire était subtilement réinterprétée. Dans L'étrange couleur… l'intrigue policière chère au genre avec son Whodunit est tout simplement avortée au profit d'une anamorphose des principaux morceaux de bravoure argentien. A la manière d'un Brian De Palma avec la figure d'Hitchcock, Cattet et Forzani revisite Argento et sa grammaire dans un patchwork de collages, de superpositions, d'autocitations et de surimpressions propre aux grands formalistes maniéristes.

Le film le plus « cité» est sans commune mesure Suspiria (1976). L'arrivée du personnage principal en taxi sous la pluie comme Jessica Harper, la demeure Art nouveau inspirée de l'académie de danse, ses mystérieuses manifestations, ses pensionnaires inquiétants, l'entité satanique qui dirige la demeure et la mise en scène, etc.

D'autres films du maître surgissent çà et là : le mur cassé de Profondo Rosso, le tueur apparaissant derrière « le héros » dans Ténèbre, le récit éclaté de Inferno

« Inferno est un des films qui m'a fait le plus flipper étant jeune. Je n'avais pas compris pourquoi. Et quand j'ai rencontré Dario Argento, je lui ai posé la question. Il m'a expliqué qu'il avait écrit le scénario avec l'inconscient et les associations d'idées. Peut-être l'explication de mon point de vue de spectateur quant à la terreur ressentie ? C'est donc un mélange de ces deux types d'écritures que nous avons essayé de faire. On laisse des portes ouvertes, des personnages métaphoriques qui peuvent avoir plusieurs explications. » Bruno Forzani.

Conclusion

On pourra discuter longuement sur la finalité du système orchestré par Cattet et Forzani, critiquer leur formalisme faussement vain, leur fétichisme limite plagiaire. Mais on ne pourra pas leur enlever leur envie, leur incroyable amour pour le cinéma qu'ils assument entièrement sans concessions dans l'excès et le paroxysme d'un cinéma expérimental de genre. Chaque plan est pensé dans un constant souci du détail pour servir une expérience rare de cinéma faite de fulgurances fatales qui s'impriment durablement au plus profond de nous-même.

Notes :
- (1) Le film a été tourné dans différentes demeures Art nouveauà Bruxelles et à la villa Majorelle de Nancy.

A voir :
-L'étrange couleur des larmes de ton corps de Hélène Cattet et Bruno Forzani (en DVD depuis le 2 décembre 2014).

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.

ULLY LOUP

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Comment êtes-vous entré dans la magie ? A quand remonte votre premier déclic ?

Lors de mon dixième anniversaire, j'ai reçu une belle boîte de magie. Mais le moment décisif fut lorsque j'avais 14 ans. J'ai vu un spectacle de l‘illusionniste péruvien Richiardi. Je me sentais comme hypnotisé. Jamais je n'avais vu une telle personnalité charismatique !

Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?

Après mon expérience avec Richiardi, j'ai cherché des livres de magie dans les bibliothèques de mon école. Je n'ai pas eu de contact avec des associations de magiciens ou des boutiques de magie. Vingt ans après la seconde guerre mondiale, en Allemagne, la magie n‘était pas très populaire. Je suis un autodidacte.

Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. A l'inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?

Malheureusement, je ne dois aucuns soutiens de ma famille. Je n'ai pu compter que sur moi-même. Je n‘avais aucun « sponsor ». En 1986, j'ai fait la connaissance de Ted Lesley, un magicien allemand. Il fut mon professeur et je travaillais pour lui comme assistant dans ses spectacles.

Dans quelles conditions travaillez-vous ?

J'ai travaillé pendant 15 ans comme magicien de close-up au Wintergarten Varieté de Berlin. Pendant ce temps j'ai appris à travailler dans les conditions les plus impossibles. Aujourd'hui je joue dans des soirées privées, des spectacles corporatifs, des théâtres, au cirque, dans des dîners-spectacles et à la télévision.

Quelles sont les prestations de magiciens ou d'artistes qui vous ont marqué ?

Richiardi : toutes ses illusions, Paul Potassy et ses lames de rasoir, Ed Alonzo et sa comédie, Georg Preuße et sa parodie de Mary.

Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?

Tous les numéros de magie qui ont un sens et la bonne comédie. Il n'y a rien de pire que les artistes qui se prennent trop au sérieux.

Quelles sont vos influences artistiques ?

Le cirque, le vaudeville, les revues parisiennes, les discothèques, la chanson, l‘opéra, le théâtre, la danse, etc.

Quel conseil et quel chemin conseiller à un magicien débutant ?

Ne pas regarder Youtube mais apprendre en lisant des livres.

Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?

Je vois une inflation et particulièrement dans le domaine des marchands de trucs. Aujourd'hui, il est très facile d'acheter des secrets et des tours sur Internet. Quand j'étais adolescent, je n‘avais pas d'Internet, pas de Smartphone, pas d‘e-mail, pas de Facebook ... Imaginez combien il était difficile d'apprendre les rudiments de la magie à cette époque !

Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?

Pour moi, la magie est une sorte de discipline artistique comme la jonglerie, l‘acrobatie, le mime ou le clown. Ce n'est pas de l‘art théâtral au sens classique, mais parfois si le numéro est bien mis en scène, il devient théâtral.

Vos hobbies en dehors de la magie ?

La distillation de liqueurs fines, les cosmétiques et les parfums.

- Interview réalisée en juin 2015.

A visiter :
-Le site de Ully Loup.

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayant-droits, et dans ce cas seraient retirés.


LA CREATIVITE EN MAGIE

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Il y a un excellent livre que vous devez absolument étudier si vous voulez développer votre créativité en tant que magicien : Fondations de l'allemand Eberhard Riese*.

J'aimerais attirer votre attention sur votre capacitéà changer de point de vue. Le grand mal de la magie actuelle, c'est que ses représentants, les magiciens, sont une poignée à innover. 90% des illusionnistes se contentent d'acheter bêtement des "routines" prêtes à l'emploi et de les présenter telles quelles sans aucun apport créatif. Sans changer de point de vue.

Ainsi, à la TV, dans différentes émissions, j'ai pu voir les mêmes numéros présentés par différents magiciens.

Le premier, c'est ce tour où on cache une pique sous un gobelet parmi d'autres gobelets mélangés. Une sorte de roulette russe "mentale". C'est sûr, ça fonctionne très bien devant le public. Mais pour autant, n'y a-t-il pas une ou plusieurs idées à creuser ? Chez Drucker, le jeune magicien Rémi Larrousse le présente pieds nus : il écrase les gobelets avec ses pieds. Il fallait y penser, mais ça donne une dimension originale à l'effet. Si seulement il avait remplacé la pique par des morceaux de verre ou tout autre objet coupant, il aurait eu une illusion sortant de l'ordinaire...

Tout aussi récemment, qui n'a pas vu Kamel le magicien, Eric Antoine et un américain "mentaliste" présenter cette incroyable prédiction enfermée dans un coffre bien en vue depuis le début de l'expérience ? Là encore : même matériel, même effet, même présentation. Seul le magicien change. Et après on s'étonne pourquoi on se rappelle des tours et pas des prestidigitateurs : c'est, à ce niveau là, scientifique, car on retient principalement les informations qu'on a vues plusieurs fois. Ici, en l'occurrence, les tours de magie !

Dès lors qu'un magicien passe professionnel, ou prétend l'être, il doit rapidement se constituer son propre répertoire. Et résister à la tentation de s'enfermer dans des tours "tout fait" que n'importe quel spectateur pourra refaire s'il a la bonne idée d'aller sur Internet pour le voir où l'acheter.

Un répertoire se constitue avec le temps. On peut partir d'une idée, d'un effet classique et faire mûrir l'ensemble. Personnellement, je pars plutôt de classiques que j'essaye de présenter différemment. J'ai dans mon répertoire des tours très personnels. Souvent, ils sont le résultat d'une adaptation de tours que j'ai suffisamment travaillé pour me les approprier.

Comment viennent les idées ? A mon avis, une première réponse est évidente : des lectures. Les magiciens génération DVD se privent d'une source de réflexion qui ne se trouve que dans les écrits : les livres, et les revues. Il n'est pas toujours évident de comprendre la description d'un tour. Mais, tout en lisant, il est très fréquent qu'une nouvelle idée germe. On se dit "et si..." et on trouve une solution, ou une piste.

Un bon conseil ! Soyez exigeant : ne copiez pas, même si vous adorez. Reprenez des idées, mais adaptez-les. Surtout, assurez-vous que ce que vous faites soit différent, ou paraisse différent. La présentation peut être une première piste. Le personnage et l'univers aussi. Mais autant que possible, personnalisez votre matériel, transformez-le au besoin. Et ne suivez pas à la lettre le mode d'emploi d'un tour que vous avez acheté.

- Source : Club de Magie.

* Eberhard Riese est le mentor des magiciens de Stuttgard, ceux qui ont raflé de nombreux prix aux concours internationaux de la FISM.

« Monter, seul, un numéro de magie et se présenter à un concours appartient désormais au passé, voir à l'Antiquité. Voici les points essentiels d'un système qui a fait ses preuves. Nous formons une équipe de brainstorming (remue méninges). Cette équipe se compose idéalement de cinq personnes. Chaque participant est au même niveau. L'ambiance est démocratique. On bannit les réactions négatives et on garde uniquement les aspects positifs. On ne va pas contre les idées des autres. L'équipe pense 24h/24 à la magie et cherche l'inspiration dans tout ce qu'elle voit. Elle écrit toutes les idées qui lui viennent ».

Voici un exemple de liste pour puiser des idées :

- Vieux catalogues et vieux livres de magie.
- Décorations de boutiques.
- Catalogues de vente par correspondance.
- Magazines grand public.
- Magasins de jouets.
- Musique.
- Exposition d'art moderne.
- Pièces de théâtre, contes.
- Comics, clips, spots de télévision.
- Films et thème de ces films.

Riese définit six thèmes qui gravitent autour d'un point central défini sous le terme de « Magie-état » :

- La musique
- La décoration
- Les objets et accessoires
- Le personnage/Caractère
- Les costumes
- Le Plot/focus

A lire :
-Fondations de Eberhard Riese (Editions Magicdream, 2008).
-Etre créatif en magie par Jörg Willich.

Clément ROSSET

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Depuis Le Réel et son double (éd. Gallimard, 1976), le philosophe Clément Rosset déploie son idée maîtresse, celle qu'il élabore : nous ne cessons de fuir le monde, de doubler le réel - d'illusions et de fantasmes. L'invisible est l'un des noms de ces nombreux faux-semblants. L'invisible, cette illusion de réel, « est ce qu'on ne voit pas mais qu'on finit par croire voir, à force d'en tenir l'existence pour certaine ». Pour Rosset, religions et idéologies ne sont que des leurres, destinés à masquer une réalité qui triomphe toujours à la fin.

Chasseur d'illusions, l'auteur traque les faux-semblants du mensonge. Contre tous les « doubles » qui empoisonnent et déforment la vérité, Rosset défend un réalisme absolu, radical : seul le réel existe. Si l'homme ment et se ment tout le temps, c'est qu'il est incapable d'accepter les choses telles qu'elles sont et apparaissent là, sous son nez. Rosset nous dessille les yeux. Mais cette chasse aux doubles ne prend jamais la forme d'une morale. Le penseur l'a en horreur, ce qui rend son rapport au mensonge bien plus passionnant et chatoyant. Proche de Cioran et auteur de livres sur Schopenhauer, le philosophe a plutôt pour armes son sens du tragique, relevé par un humour décapant et un bon sens chevillé au corps. Sans oublier son goût pour l'art, littérature, musique et cinéma, dont la chair imaginaire, ni tout à fait vraie, ni tout à fait fausse, le nourrit toujours autant.

« En cas de conflit entre l'illusoire et le réel, c'est toujours l'illusoire qui gagne. »

Ecoutons maintenant le philosophe nous parler du réel, de l'illusion, du double, du faux et du mensonge.

Postulat de départ

Mon point de départ est que le réel est idiot. Attention, l'idiotie n'est pas l'imbécillité mais l'insignifiance, l'absence de signification. Un exemple : ce caillou que vous voyez là répond parfaitement – il ne fait même que ça – au principe d'identité, A égale A. Vous pouvez le torturer, il ne fera rien d'autre que confirmer son identité de caillou. Cette vérité peut devenir insupportable. Je m'explique : si je veux décrire ce caillou, je vais être tenté de le faire rentrer dans une généralité, un concept de caillou. Mais ce caillou, tout banal qu'il soit, est unique, et je vous mets au défi de le décrire complètement dans sa singularité. Il n'existe pas, dans l'univers, deux choses absolument semblables.

La persistance obstinée du caillou dans son identité minérale ne nous empêche pas de vivre, mais nous pouvons élargir cet exemple à notre refus naturel d'accepter une réalité lorsqu'elle nous dérange. Rien de tel qu'une fable pour remettre les pieds sur terre. Telle celle-ci, venue d'Orient : un matin, le vizir de Bagdad heurte dans un marché une femme au visage blafard. Ils ont tous deux un mouvement de surprise. Le vizir sait qu'il a rencontré la Mort. Affolé, il accourt au palais et supplie le grand calife : « Puisque la mort me cherche ici, lui dit-il, permets-moi, Seigneur, de me cacher à Samarcande. En me hâtant, j'y serai à la tombée de la nuit ! » Sur quoi, il selle son cheval et file au grand galop. Plus tard dans la journée, le calife rencontre lui aussi la Mort. « Pourquoi, lui demande-t-il, as-tu effrayé mon vizir, qui est si jeune et bien portant ? »« Je n'ai pas voulu lui faire peur, répond-elle. J'étais juste surprise de le voir ce matin à Bagdad, car j'ai rendez-vous avec lui, ce soir, à Samarcande. »

Cette histoire résume bien notre penchant irrésistible à conjurer par tous les moyens ce qui, pourtant, ne va pas manquer d'arriver. Et pas seulement l'inéluctable absolu, notre finitude. Combien de pensées, au cours des siècles, nous ont poussés à agir pour un avenir meilleur, avec les résultats catastrophiques que l'on sait ! Nous avons un arsenal sophistiqué de mécanismes pour mettre notre conscience à l'abri des spectacles indésirables. Quant au réel, nous l'invitons à aller se faire voir ailleurs… dans l'illusion. En substituant au réel un double, plus acceptable, nous effectuons un déplacement propre à nous aveugler.

Encore un exemple, choisi chez Georges Courteline, vous savez, cet auteur de théâtre chez qui les femmes crient « Ciel, mon mari ! », avant de cacher leur amant sous le lit… Dans Boubouroche (1893), le héros a installé sa maîtresse, Adèle, dans un petit appartement. Un voisin de palier le prévient qu'Adèle reçoit tous les jours un jeune amant qu'elle dissimule dans son placard, dès que son bienfaiteur s'annonce. Fou de colère, Boubouroche débarque par surprise et découvre le jeune homme. Devant sa rage, Adèle rétorque, indignée : « Tu ne mérites pas même la très simple explication que j'aurais fournie aussitôt à un autre, s'il eut été moins grossier. Le mieux est de nous quitter ! » Boubouroche, qui, au fond, ne demandait qu'à se jeter dans une issue douillette pour son ego, admet aussitôt sa « bévue » et se confond en excuses.

L'histoire, comique et caricaturale, montre bien la structure de l'illusion : faire d'une chose deux, comme le fait le prestidigitateur. Celui-ci, pendant son tour de magie, oriente ailleurs le regard du spectateur, là où, précisément, il ne se passe rien. Exactement comme Adèle : « Il est vrai qu'il y a ici un homme, mais regarde – là où, précisément, il n'y a strictement rien – comme je t'aime ! »

Le double

Le thème du double est souvent associéà une pathologie – schizophrénie, paranoïa – et autres confins de la normalité. Il n'en est rien. Le thème du double concerne un espace culturel bien plus vaste ! Notamment celui de l'illusion religieuse, ou de la philosophie idéaliste, qui substituent au réel un « autre monde », forcément meilleur…

Le mensonge

Il n'existe pas d'essence du mensonge. C'est un terme très ambigu, voire un dangereux sable mouvant : les gens qui parlent tout le temps de mensonge et voient en lui le péché suprême, le mal par excellence, ne sont en général pas très francs du collier ! Les pourfendeurs du mensonge, ce sont bien souvent les inquisiteurs, les moralistes les plus hypocrites. On peut détruire son ennemi, mener une guerre au nom d'un mensonge - ainsi les prétendues armes de destruction massive en Irak. Le mensonge, c'est le grand mot de toutes les paranoïas, de tous les fanatismes, de tous les régimes totalitaires ; quand la croyance l'emporte sur la vérité, on a toujours affaire à un mensonge, qu'il soit politique, moral ou religieux. Montaigne, l'auteur anti-fanatique par excellence, a fait des Essais une machine de guerre contre les masques du mensonge et de l'hypocrisie.

Il existe une multiplicité de mensonges, affichant des facettes logiques et psychologiques très différentes. Dans son acception la plus simple, le mensonge est un déni de la vérité, de la réalité. Il nie ce qui est, ou affirme ce qui n'est pas. Un homme a tué, mais soutient qu'il n'a pas tué. Ainsi Raskolnikov, dans Crime et châtiment, dira au juge d'instruction Porphyre qu'il n'a pas assassiné la vieille usurière. Il avance le faux, alors qu'il sait le vrai qu'il choisit de dissimuler. Mais, à partir du moment où le mensonge est enclenché, la vérité peut éclater à tout instant. Le menteur prend ainsi toujours le risque d'être démasqué, même si la fausse version a quelquefois la puissance d'instiller le doute, et d'encombrer les cours d'assises pendant de longues années. Le mensonge se révèle souvent plus plausible, plus vraisemblable que la réalité, parfois si rocambolesque qu'elle en devient peu crédible.

Toute sa force du mensonge consiste à singer la vérité, à en prendre les couleurs. Le mensonge est un caméléon qui doit avoir l'apparence du vrai ; il doit pouvoir être cru, sans quoi il perd sa raison d'être. Et, pour être cru, il doit être consolidé par d'autres boniments. Le mensonge s'accompagne donc toujours d'une volonté de tromper. Celui qui énonce une proposition contraire à la vérité, sans vouloir tromper autrui, mais juste parce qu'il se trompe lui- même, est dans l'erreur, et non dans le mensonge. Le menteur, lui, est un charlatan, un spécialiste du faux qui, mieux que quiconque, sait reconnaître le vrai au premier coup d'œil. Le menteur est au fait de la vérité, et c'est là tout le paradoxe du mensonge.

La grande affaire, c'est le mensonge à soi-même. Mentir aux autres, ce n'est pas forcément si grave, ni si intéressant. Il y a tellement d'autres traits de la nature humaine à déplorer ! Le mensonge à soi-même me paraît beaucoup plus immoral, beaucoup plus mensonger. Car, à la différence de celui qui ment aux autres en sachant très bien ce qu'il fait, en ayant une forme de clairvoyance, celui qui se ment à lui-même vit dans l'illusion la plus complète, dans une totale mauvaise foi.

Le mensonge apparaît comme le dieu Janus, toujours à double face. Il a une face ignoble et une face noble. On peut mentir pour nuire aux autres, par goût du lucre ou par cupidité, vice qui peut vraiment faire des ravages. Mais on peut aussi mentir par courtoisie, par amitié, par sympathie. Pour aider l'autre et lui éviter de souffrir. Les mensonges faits dans l'intérêt de l'autre sont-ils encore des mensonges ? Quel intérêt y a-t-il, par exemple, à dire la véritéà celui qui va mourir ? Quand il n'y a pas de raison positive de dire la vérité, mieux vaut la taire - c'est le mensonge par omission. Non, toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire. En ce sens, le mensonge peut être porteur d'une vérité humaine, ce que Vladimir Jankélévitch appelle le mensonge « par amour » dans le Traité des vertus.

Le mythomane

II faut distinguer le menteur « raisonnable » du mythomane compulsif. Par rapport au mythomane, le menteur ferait presque figure d'homme de parole ! Avec le mythomane, le mensonge devient une maladie. Le mythomane s'enivre tellement de ses mystifications qu'il se persuade de leur vérité et finit par y croire lui-même. Il n'est plus capable de distinguer le vrai du faux, ne sait plus qu'il ment. C'est ce que racontent deux chefs-d'œuvre, Le Menteur de Corneille et celui de Goldoni. Pathologique, le mensonge décolle totalement du réel et se perd dans le flou de ce qui n'existe pas - l'imprécision est toujours la servante de la mythomanie. Le mythomane vit sur un nuage qui n'a plus rien à voir avec le sol du réel.

Le mensonge : un « double » du réel

Le mensonge est un refus d'admettre la réalité. Tel est le grand mensonge de la condition humaine, celui que toute ma philosophie a dans sa ligne de mire. L'homme se ment à lui-même pour ne pas voir ce qu'il a sous les yeux : la réalité du réel, la cruauté de la vérité. Mentir, c'est dériver vers l'invisible, fuir dans l'irréel, se réfugier dans la duplicité. Le mensonge dédouble le réel. Illusionniste, le menteur mise toujours sur la grâce d'un double. Il voit double. Mais le réel précisément, c'est ce qui est sans double ! Le réel est univoque, il n'est que ce qu'il est. Il est tautologique, à l'image du principe d'identité A = A. A vient toujours se confondre avec A ; le réel coïncide toujours avec lui-même. Telle est son idiotie fondamentale - car, avant de vouloir dire imbécile, « idiot » signifie simple, particulier, unique.

Le menteur brode, enjolive, nous fait croire que A = B. Avec son intelligence, son talent, il cherche à combattre la décevante idiotie du réel et à fuir sa propre idiotie à lui, si déplaisante : « Je ne suis que cela... ». Il préfère donc regarder ailleurs plutôt qu'ici, se donner mille portes de sortie, mille alibis. Mais la vérité finit toujours par s'imposer contre le mensonge, pour la simple et bonne raison que l'on ne peut jamais forcer ce qui n'existe pas à exister. Pourquoi ? Tout simplement parce que ce qui n'existe pas n'existe pas... En ce sens, le mensonge n'est qu'un leurre, une contrefaçon. La couleur éclatante de la vérité se révèle toujours sous la couche du mensonge, ce pâle fantôme du vrai.

Le cinéma, entre recherche du vrai et puissance du faux

Nous touchons làà la nature si paradoxale du cinéma. Bien plus que tous les autres arts, le cinéma suggère à s'y méprendre les traits de la vie réelle. Il en réalise des fac-similés, en reproduit au plus près les images, le mouvement, le bruit. Il a l'outrancière capacité de copier le réel au point que certains cinéastes ont rêvé de cinéma vérité. Mais si le cinéma évoque le réel, il ne se confond pas avec lui ; il n'est ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Le septième art se situe ainsi à la frontière de la vérité et du mensonge.

L'art et le mensonge

Les arts mentent moins qu'une certaine tradition philosophique : cette tradition métaphysique que je combats et qui s'est acharnée à dénigrer le réel au profit de l'idée, l'ici au profit d'un ailleurs, comme si la vérité résidait dans un au-delà, un arrière-monde. Les philosophes passent leur temps à penser à tout sauf à ce qui existe ! A la différence de penseurs comme Platon ou Rousseau, auxquels toute forme artistique apparaît comme un mensonge, je crois pour ma part que l'art n'échappe jamais à la zone d'attraction du réel. Il est même souvent plus vrai que le réel. Les grands créateurs parviennent à condenser la réalité, à rendre l'effet de réel plus frappant encore.

Pour Platon, en revanche, une peinture représentant un lit ne sera jamais digne du lit réel, lui-même plate copie sensible de l'idée de lit. Mais ne nous trompons pas : à part dans le débat sur la mimesis (imitation, en grec), la peinture n'est pas évaluée en fonction de sa conformité au réel. Quand on parle de « faux », c'est parce que le tableau ment sur la signature du peintre et non sur sa fidélité vis-à-vis du visible. La peinture - c'est l'idée clé de la peinture abstraite - est avant tout un jeu de formes et de couleurs.

La littérature et le mensonge

Les grands romans du XIXe siècle, ceux de Balzac ou de Dostoïevski, sont taillés dans la même étoffe que le réel. Ils s'en inspirent et le recréent. L'argument de ceux qui disent ne pas lire de fiction pour être plus près du réel est donc totalement idiot ! L'ennemi du réel, ce ne sera jamais l'imaginaire artistique, qui le regarde et s'en saisit avec précision et exactitude. C'est l'illusion, vague, imprécise, cette tromperie selon laquelle il existerait un autre monde que celui que nous avons sous les yeux : « Le mensonge ne me dérange pas, mais je déteste l'inexactitude », affirmait à juste titre l'écrivain britannique Samuel Butler. Même don Quichotte, ce grand spécialiste en matière d'imagination, reste en contact avec le monde réel. S'il prend les moulins à vent pour des géants, il sait reconnaître sa méprise. Il sait faire la part du réel et de l'imaginaire. A la différence de l'illusion, de la folie, l'imaginaire ne nous brouille pas avec la réalité. Il l'affecte seulement d'un coefficient de bizarrerie. L'existence est déjà en elle-même si bizarre !

- Extraits des propos de Clément Rosset recueillis par Juliette Cerf pour Télérama (août 2013).

A lire :
-Le Réel et Son Double : essai sur l'illusion, Paris, Gallimard, 1976
-Le Réel : Traité de l'idiotie, Paris, Éditions de Minuit, 1977
-Le Réel, l'imaginaire et l'illusoire, Biarritz, Distance, 2000
-Fantasmagories, Paris, Éditions de Minuit, 2005
-L'Ecole du réel, Paris, Éditions de Minuit, 2008
-L'Invisible, Paris, Éditions de Minuit, 2012.

Crédit photo : Manuel Braun. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.

LA TORGNOLE Compagnie

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1- Présentez-nous votre compagnie

La Compagnie La Torgnole développe des projets artistiques mêlant cirque et magie nouvelle (spectacles vivants, expositions, ateliers), autour de thèmes sensibles, particuliers et originaux.

Fondée en 2005 par Cléo Mamet acrobate au mat chinois et Domingos Lecomte, jongleur illusionniste, la compagnie est basée à Lille mais diffuse ses spectacles partout en France et en Europe, soutenue par la région Nord Pas de Calais, La DRAC du Nord, le conseil Régional et par la DMDTS pour sa dernière création SAGA.

2- Sur quelle(s) thématique(s) travaillez-vous ?

Les axes de création varient selon les projets et les environnements explorés. La volonté première est de proposer des actions contemporaines mais populaires, afin de proposer à tous des spectacles fouillés et pertinents, qui résonnent avec notre époque mais fuient l'élitisme « culturel » et reste accessible.

Défricher des sentiers créatifs par le biais des exploits de cirque et des techniques d'illusionnisme. Visiter des thèmes parfois délicats ou sensibles pour leur donner corps, leur donner une matérialité concrète et poétique.

La force de l'impossibilité créée par le cirque et le « sentiment magique » sont les fondements de notre démarche, et s'accomplit par différents supports : spectacle de scène, exposition « magique », interventions urbaines en extérieur, ateliers pédagogiques et créatifs…

3- Parlez-nous de vos spectacles

La première création de la compagnie fut le solo de mat chinois Lili Petit Pois, qui abordait le thème de la maltraitance et de l'inceste. Au travers des techniques de cirque et du jeu burlesque, ce spectacle redonne des couleurs à un conte pas toujours rose mais qui feint toujours de prendre la vie du bon côté. C'est un peu ça Lili Petit Pois : un petit bout de femme en rouge et blanc contre le reste du monde, qui dépeint le tragique d'une vie raturée laissant toujours place à la tendresse. Ce spectacle a permis de nombreuses rencontres en milieu scolaire, et sert de passerelle lors de rencontres à la fin des représentations vers ce sujet tabou.

La dernière création est le spectacle de magie nouvelle SAGA. Cette création explore le thème des apparences, de ces modèles inaccessibles que l'on nous donne à voir et à reproduire. En oubliant ces creux, ces défauts qui nous rendent divisibles, uniques et humains.

On y distille un univers résolument drôle et chimérique, ou le spectateur est projeté entre les prouesses acrobatiques des interprètes, les interrogations décalées des personnages et les instantanés magiques d'un plateau avide de curiosités et d'effets d'illusion. Des objets volent ou ralentissent, des mannequins s'animent, des gens disparaissent, se métamorphoses…

Les prochains projets sont le spectacle : Loin de la Fureur du Monde, qui projettera interprètes et spectateurs dans un environnement chaotique et aléatoire ou l'impossibilité prend le pas sur la réalité. Entre tempête furieuse et pureté esthétique, un voyage onirique ou nos fantasmes les plus beaux et les plus effrayants deviennent palpables.

Le projet d'un environnement magique autonome, Mystères, est également en élaboration. Une sorte de parcours truqué, entre l'installation magique, le spectacle de rue et la conférence absurde.

Et enfin Miniatures Poétiques d'un Monde Gigantesque, curiosités magiques dans un théâtre animé. Un projet qui vise à mettre en place dans des structures plus modestes un spectacle de magie nouvelle sur le voyage, les différences et nos solitudes.

4- Comment intervient la magie dans votre travail ?

En tant qu'artiste de cirque, nous explorons les limites des possibilités physiques pour créer des exploits. Au delà du cirque commence la magie, le domaine de l'impossible. Alors que le jongleur fini fatalement par faire chuter ses objets, la magie permet soudain de les faire voler.

Les techniques d'illusions permettent d'abolir la frontière entre le réel et l'imaginaire, de dissoudre les certitudes du spectateur. Dans cet état, il devient perméable au sentiment magique, il accepte ces fulgurances d'impossibilités concrètes sans voir ni chercher le « truc ».

Notre démarche artistique explore sans cesse cette limite entre le possible et l'impossible, nous perturbons le spectateur et ses perceptions. Dans ce cadre, nous travaillons sur le sentiment magique avec les techniques d'illusions. Mais en tentant de défricher de nouveaux territoires, en frottant différentes disciplines artistiques pour se confronter à l'inconnu, bousculer nos habitudes et alimenter notre processus de création.

5- Quelles sont vos influences artistiques ?

L'idée n'est pas de comparer, de reproduire, mais d'apporter une vision, un caractère… Des artistes comme Thierry André, James Thierrée, Pina Bausch, Magritte, ou Philip Glass sont évidemment incontournables. Mais d‘autres, moins médiatiques, m'ont beaucoup nourrit : la Compagnie de L'Amant bilingue, de nombreux artistes et expositions d'art contemporains, et toute la mouvance, si ingénieuse, du pré cinéma du XIXème au XXème siècle.

6- Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?

La magie nouvelle existe depuis longtemps mais elle n'est fédérée que depuis peu (10 ans environ), et connue depuis encore moins longtemps ! Les magiciens « traditionnels » la reçoivent souvent avec réticence et suspicion, car elle bouscule leur environnement et leurs repères.

Le vrai problème, il est d'ordre économique : tant que la magie aura comme vitrine et terrain d'existence principale l'événementiel, elle sera tirée vers le bas. Il faut oser investir de nouveaux lieux (des théâtres aux programmations culturels, des lieux d'expositions…) et tenter de sortir du répertoire des tours que tout le monde fait. Cela demande de satisfaire à de nouvelles exigences, de trouver de nouveaux partenaires. C'est laborieux, douloureux, très difficile, mais vital pour l'art en général, et la magie en particulier.

Et puis cela ramène un peu de modestie, ceux qui se gargarisent et disent que la magie est la « reine des arts » ont parfois une vision artistique trop étriquée.

Bref, la magie traditionnelle a besoin, à mon sens, d'ouverture et de remise en question et d'un peu moins d'ego. Elle pourrait s'appuyer sur les nouveaux terrains artistiques et culturels qu'offre le courant de la magie nouvelle. Car loin d'être « mieux », cette manière de pratiquer les mêmes techniques est juste un axe différent, plein de potentialité et dont tous peuvent profiter !

- Interview réalisée en septembre 2011.

A visiter :
-Le site de la Compagnie La Torgnole.

Crédits photos : Eric Lebrun et Pierre-Yves-Guinais. Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayant-droits, et dans ce cas seraient retirés.

PHYSIONOMIE DU SPECTATEUR

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Temps de lecture : 7 min

Je parlais dernièrement de psychologie et présageais qu'il y aurait peut être une intéressante étude à faire sur celle du spectateur. La question est plutôt complexe, ce qui d'ailleurs, n'enlève rien à son charme. Encore que l'expression « psychologie » puisse paraître quelque peu emphatique pour servir de terme à la simple analyse des différentes manières de voir, dont la contingence est évidemment fournie aux spectateurs, par les diversités de goût, de caractère, de sensation, de tempérament, d'intelligence ou d'esprit, et, quelquefois aussi, il faut bien le dire, par l'absence de ces deux dernières facultés. Car, si pénible qu'il soit de faire cette constatation, que je n'ai pas le mérite de faire le premier, on trouve des imbéciles partout, même parmi les spectateurs. Je suis heureux, par contre, de constater qu'on en trouve beaucoup moins chez les opérateurs. Un ironique dirait que c'est probablement parce qu'ils sont moins nombreux. J'incline plutôt à croire que c'est parce que il n'y en a pas, ou du moins fort peu. Et encore je fais cette restriction parce que je dois faire partie de cette regrettable petite quantité, puisqu'un de nos éminents collègues a eu la bonté de me faire savoir récemment qu'il me tenait pour plus âne que lui. Je lui sais gré de cet aveu qui, en me concédant une supériorité, il est vrai peu enviable, démontre clairement qu'il se reconnaît lui-même comme quelque peu entaché d'allégorisme. Je lui laisse la responsabilité de cette déclaration spontanée, contre laquelle je n'ose me permettre la plus timide protestation.

Ne nous attardons pas à ces amusantes frivolités et ne cherchons pas davantage àétablir quel est, dans l'un ou l'autre camp, la proportion des mentalités indigentes. Ne nous enfonçons pas davantage dans le maquis d'une statistique aussi spéciale, qui pourrait bien être tout aussi erronée que beaucoup d'autres. Pour en revenir à nos spectateurs, puisque c'est d'eux qu'il s'agit, on peut employer l'antique citation : « Tolcapilatot sensus », c'est à dire autant de têtes, autant de manières de voir et de juger les choses. Traduction facile et ne résultant pas d'études que j'ai la honte de n'avoir pas faites. Ce qui semblerait même, hélas, justifier l'épithète d'âne dont m'a si littéralement gratifié mon honorable parrain. Je ne cherche donc pas à poser un lapin à personne, et, malgré mes longues oreilles, j'ai cru remarquer, en effet, que si les spectateurs ne sont pas toujours très catégoriques, ils peuvent cependant se subdiviser en plusieurs catégories.

Nous avons ainsi le spectateur bon enfant, le bienveillant, l'indifférent, le méfiant, le facétieux, l'hostile, le sceptique, le connaisseur, le raisonneur, le gaffeur, le poseur, le blagueur et même le raseur. On doit supposer que parmi ces différents types, le meilleur, au point de vue étroitement professionnel, est le spectateur bon enfant, dont le bienveillant, l'indulgent ou l'indifférent peuvent être considérés comme les corollaires. C'est celui-là qui assiste à une séance de magie sans autre but que de jouir placidement des surprises qui lui sont réservées par l'opérateur. Ce spécimen ne cherche pas à déjouer vos manœuvres. Il prendra complaisamment la carte que vous lui forcerez, il ne verra pas, et ne songera même pas à voir le fil qui tout à l'heure lui montrera sa carte s'élevant « d'elle-même » hors du verre qui contient le jeu. Il accepte bénévolement les feintes du geste et les subtilités de la parole. Il verra sortir d'un chapeau quantité d'objets hétéroclites, sans que le désir de savoir comment ils y sont entrés, trouble un seul instant sa tranquille digestion. La recherche des causes ne le préoccupe pas, il se contente de la constatation du fait, sans que ses aspirations aillent au-delà d'une prosaïque satisfaction de la vue et d'un passif contentement de l'esprit. Est-ce à dire que ce spectateur-là soit le meilleur ? Au point de vue artistique, je ne le crois pas, en raison du peu de satisfaction que peut éprouver un bon artiste à opérer devant un si banal assistant.

A celui-là je préfère beaucoup le connaisseur, l'observateur et même le raisonneur lorsque toutefois, ses facultés d'examen et d'observation s'exercent avec une discrétion de bon goût. Celui-ci s'amuse certainement plus que l'autre. Si pour lui, le plaisir est plus intense, il l'est certainement aussi pour un opérateur expert qui trouvera toujours plus intéressant d'opérer devant des lynx que devant des taupes.

A côté de celui qui ne voit rien et après celui qui voit juste, il y a celui qui voit trop et dont la vue perçante distingue même des choses qui n'existent pas. Lui faites-vous disparaître une carte, il affirmera qu'elle est passée dans votre manche et à toute occasion sa perspicacité se manifestera avec la même inconscience. Celui-là est le proche parent de celui qui, au lieu de voir dans le prestidigitateur un artiste qui vient le récréer à l'aide de son habileté et de ses discours, ne veut y voir qu'un individu qui cherche à lui en imposer et ne tente rien moins que de jeter une sorte de défi à son intelligence en voulant lui faire prendre quelque obscure vessie pour une lumineuse lanterne. Celui-là ne veut pas qu'on « l'attrape », aussi ne manquera-t-il pas à l'occasion de créer quelque embarras.

Il y a le spectateur qui ne connaît rien et celui qui connaît tout. En réalité, ils n'en savent généralement pas plus l'un que l'autre. Celui qui sait vraiment est l'exception. Alors ce n'est plus le spectateur proprement dit ; c'est l'amateur. Il sait, parce que contrairement aux autres, il pratique et exerce quelquefois.

Parmi les types « rasoirs », il y a celui qui, se trouvant un jour à Lyon, Bordeaux ou ailleurs, vous raconte qu'il a vu un prestidigitateur « vraiment fort », malheureusement il ne se rappelle jamais son nom. Il vous fait un récit généralement absurde de quelque tour extraordinaire et, a ainsi l'air d'insinuer que vous n'êtes pas de cette force-là. Ça c'est bien psychologique et résulte de cette propension qu'on a toujours de donner à entendre qu'on a été témoin de quelque chose de particulièrement étrange. Le mieux est de ne pas le contrarier pour éviter le récit d'une seconde histoire prestigieuse et probablement aussi plus rasante que la précédente.

Le plus mauvais et le plus désagréable spectateur est, je ne dirais pas l'enfant, mais se trouve le plus souvent parmi les enfants. Cet âge est sans pitié, a dit La Fontaine. Il en est qui se chargent de légitimer cette citation. Gare à vous si vous ne prenez pas de sérieuses précautions pour dissimuler vos passes, vos prises et vos charges. Si vous lui donnez un objet à examiner, il ne vous le rendra qu'après un examen aussi long que minutieux. Si vous escamotez sous ses yeux un objet quelconque, il ne manquera pas de crier bien haut : « Vous l'avez dans l'autre main. » Si vous ne pouvez pas lui prouver le contraire, affirmez-lui qu'il a raison et félicitez-le de sa perspicacité. » en ajoutant, toutefois, que vous l'avez fait exprès pour vous assurer de sa clairvoyance et que, puisque vous avez le plaisir d'opérer devant un amateur si distingué, vous seriez très heureux d'avoir en lui un intelligent collaborateur dans le tour qui va suivre. Alors en conservant la courtoisie et le bon ton dont vous ne devez jamais vous départir, vous trouverez bien le moyen de faire rire un peu à ses dépens. Je suppose que pour cela vous avez plus d'un tour dans votre sac. Il n'y a rien de tel pour refroidir le zèle intempestif du petit manifestant.

En résumé, la meilleure philosophie qui se dégage de cet exposé, si incomplet qu'il soit, est qu'il faut accepter les spectateurs tels qu'ils sont, pour cette excellente raison, qui me dispense de beaucoup d'autres, c'est qu'il n'y a pas moyen de faire autrement. Quelles que soient leurs qualités et quels que soient leurs défauts, il y a même un sérieux avantage à les engager àêtre aussi spectateurs que possible, attendu que leur utilité s'impose, tandis que leur abstention ou leur disparition complète, causerait, au point de vue des représentations, une perturbation dont l'importance ne peut échapper, et au sujet de laquelle il me paraît aussi inutile que douloureusement pénible d'insister.

E. RAYNALY.

MAN ON WIRE, LE FUNAMBULE

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Ce film documentaire (Oscar 2009 du meilleur documentaire), Philippe Petit l'a attendu pendant trente quatre ans. Ce n'est pourtant pas les propositions qui lui ont manquées ! Il a décliné une multitude d'offres parce qu'il exigeait un droit de regard sur les projets. Pour ce perfectionniste qui rêvait de réaliser un film à la Charlie Chaplin, la collaboration au projet de Man on Wire s'est faite naturellement. Le réalisateur James Marsh a fait, selon lui, du très bon travail en s'emparant de cette traversée légendaire. L'adjectif est faible car au visionnage de ce document, nous sommes saisis du début à la fin par une tension extraordinaire qui rend honneur à cette démarche émouvante et universelle.

James March a choisi de mêler des images d'archives inédites avec une reconstitution fictionnelle de certaines scènes extrêmement dépouillées. L'équilibre est miraculeux tant les images se fondent à merveille entre elles. Les images sont filmées pour l'occasion en un noir et blanc expressionniste. Elles sont d'une sobriété juste rappelant les films noirs américains, une référence comme un fil rouge qui accompagne tout le film. Par un montage astucieux, nous suivons parallèlement la construction du légendaire World Trade Center et la préparation « du coup ». Une mise en abyme extrêmement futée permet de confronter en une symbiose parfaite l'homme, le mythe et l'art.

Le film joue habilement sur deux sortes de nostalgies :

- La nostalgie communautaire des Twin Towers disparues à jamais lors des attentats d'Al Qaïda en 2001. Un véritable choc planétaire.

- La nostalgie individuelle procurée par cette équipe de « casseurs » qui a vécu une aventure forte, faite de joie et de tension.

Nous suivons donc la préparation de « ce coup » historique à travers le témoignage des différents protagonistes, amis, compères et complices. Tous réunis pour l'occasion, ils prennent la parole à tour de rôle pour donner leur vision de cette aventure humaine.

Une introduction est faite sur les précédentes traversées de Philippe Petit, à Notre-Dame et à Sydney. Cette silhouette qui danse avec la mort est observée par une foule médusée. Déjà, ce geste artistique, incroyable pour l'époque, est stupéfiant.

Le World Trade Center

Un bâtiment construit pour lui !

C'est dans la salle d'attente du dentiste que le jeune Petit découvre un article sur la future construction des tours jumelles. Il sait déjà qu'elles lui appartiennent, qu'un jour il les domptera, qu'un jour il les « mariera ». Les années passent et les bâtiments finissent par sortir de terre et sont inaugurés le 4 avril 1973. Le World Trade Center est un véritable symbole de la puissance américaine, une icône pour la ville de New York. Avec ses cent dix étages et ses quatre cents dix sept mètres de haut, c'est alors le plus grand bâtiment du monde.

Philippe Petit mettra six années à préparer, ce qu'on surnommera, le casse artistique du XXème siècle. Comme pour préparer une attaque de banque, il fera d'innombrables repérages seul ou en équipe. Il mettra tout en œuvre pour entrer clandestinement dans les bâtiments par exemple en se munissant de fausses cartes d'identités. Il prendra des photos et construira des maquettes. Il enchaînera les allers-retours Paris-New-York et choisira un coin retiré de la campagne française pour réaliser des essais « grandeur nature » dans une sorte de camp d'entraînement presque militaire.

Philippe Petit en repérage sur le plus haut toit du monde.

Il ne faut pas oublier que derrière le geste poétique de la démarche, il y a un véritable exploit technique. Philippe Petit est d'ailleurs considéré, à juste titre, comme un spécialiste mondial du montage de fil. La difficulté majeure était de tendre un câble entre les deux tours à 60 mètres de distance. Il a fallu réfléchir au mode d'attache, au choix des câbles et à leurs dispositions. Après un travail sur maquette, comme il en a l'habitude, Philippe Petit opte pour un système à deux haubans. Deux « cavaletti » sont attachés asymétriquement aux tours pour faire contre balancier et parer les éventuelles rafales de vent. Pour envoyer le câble sur la tour opposée, un arc et une flèche seront utilisés avec au bout un fil de nylon.

Philippe Petit restera des heures enfermé dans sa chambre, regardant des séries policières et des films de gangsters pour préparer son coup, tel un bandit prêt à braquer une banque. Le documentaire retranscrit magistralement une tension et un suspense dignes des plus grands films policiers.

Prévu, au départ, pour le trente juillet, le coup est abandonné pour cause d'imprévus. « Le viol » des deux tours, attendra le sept août 1974. Deux équipes sont constituées et entrent clandestinement dans chacune des deux tours, le six août au soir. Arrivé au cent quatrième étage, Philippe et son compère sont obligés de s'immobiliser pendant plusieurs heures pour éviter les gardiens. Dans une séquence de reconstitution, les deux hommes montent les dernières marches en ombres portées sur la musique de M le Maudit, en hommage à Fritz Lang. Ils parviennent enfin sur le toit de l'édifice en pleine nuit et peuvent observer les deux autres compères sur la tour d'en face. C'est alors une immense joie qui envahit Philippe Petit entremêlée d'espoir. Une étape est franchie. Place maintenant à la traversée.

Après l'installation du câble, arrive le temps de la traversée, le temps pour voir le monde autrement, sous une autre perspective. La tension est insoutenable. Dès que le funambule aura touché le câble, il ne pourra plus reculer. C'est le moment inévitable, le câble l'appelle et la (possible) mort est toute proche.

Philippe Petit se lance, tout le monde retient son souffle. Lors des premiers pas, il étudie le fil, il est concentré comme jamais. Il porte sur son visage un masque de concentration le faisant ressembler à un sphinx. Puis vient un moment magique et magnifique où le visage du funambule se métamorphose laissant place à un sourire de soulagement. Plus de crainte. Il a dompté le fil, et au-delà, le monument. Une énergie nouvelle s'empare de lui, et bravant la fatigue, il danse sur son fil. Il a rendez-vous avec la vie !

Moment éphémère et intemporel que cette silhouette minuscule observée d'en bas, qui marche sur les nuages, posée dans les airs et saluant la foule. La traversée durera quarante cinq minutes. Philippe Petit réalisera huit allers et retours, tout en narguant les policiers présents sur le toit.

A la question « pourquoi avez-vous fait cela ? » il répondra : « il n'y a pas de pourquoi ». Simplement, quelque chose de très beau et de mystérieux entre ces deux tours l'a appelé.

Cet exploit lui apportera une popularité extraordinaire, des offres alléchantes et des propositions commerciales qu'il se fera une joie de refuser. Pour cet homme singulier, l'art ne se monnaie pas et n'est pas fait pour être répété. Après le tourbillon médiatique, le funambule repartira comme il est arrivé : incognito, prêt à réaliser de nouveaux exploits poético-artistiques.

Le funambule : une figure universelle

Cet exploit hors du commun qui dépasse tout entendement, porte en lui-même sa légende. Ce fut, selon les mots de Philippe Petit, « un conte de fée, un festival de miracles et de circonstances heureuses ». C'est parce que la démarche poétique de l'artiste échappe à toute logique et à toute explication, qu'elle est universelle. Seule compte la beauté du geste, la valeur éphémère des choses qui transporte chacun de nous loin de la pesanteur terrestre. Suspendu à un fil tel un Icare des temps modernes qui veut s'affranchir des lois de la pesanteur, le funambule est cette figure symbolique, ce passeur entre deux mondes qui crée des liens avec les peuples. Il laisse derrière lui le passé pour se diriger vers le futur. Il est éminemment moderne car il refuse de se retourner, de faire demi tour. C'est un homme du renouveau, de la renaissance pour lequel chaque journée est une œuvre.

En s'inscrivant dans ces hauts lieux symboliques de l'architecture, il confronte son art poétique avec des monuments « monstrueux » qui magnifient sa démarche. L'aventure du World Trade Center est un aboutissement, un chemin de non retour qui a vu un homme s'asseoir, l'espace d'un moment, sur le plus haut toit du monde. Il rejoint ainsi la pure mythologie, celle d'Icare, d'Eole et d'Ariane et construit un moment d'éternitéétrange et merveilleux.

Portrait de l'artiste par lui-même

En complément du document, Philippe Petit s'entretient pendant vingt cinq minutes en retraçant son parcours atypique, avec une pointe d'orgueil.

Cet autodidacte apprend la prestidigitation à l'âge de 6 ans en recevant une mallette de magie. Il présentera des petits spectacles après un long travail de répétition en solitaire, signe de sa soif de perfection.

De 6 à 16 ans il est confrontéà différentes matières artistiques et sportives. Il s'initie au jonglage, au talent du pickpocket, au fleuret, à l'équitation et intègre une école d'Art.

Cette liberté artistique l'amène à s'intéresser à l'art funambulesque à l'âge de seize ans. Il considère dès lors la corde comme une matière vivante et noble, une sorte de scène où le ciel serait son théâtre. Un moyen poétique d'écrire dans le ciel.

Il essaye ensuite d'intégrer la famille du cirque. Les portes resteront fermées. Les idées du jeune Philippe ne sont pas en adéquation avec un plan de carrière propre aux artistes employés sous les chapiteaux.

Il s'oriente alors vers le cinéma, le théâtre, l'opéra et l'écriture dès l'âge de dix huit ans. Après s'être documenté pendant un an, il écrira ce qui deviendra Le Traité du Funambulisme, une référence mondiale. Il publiera en 2006, L'art du Pickpocket, un précis du vol à la tire ; une discipline qu'il pratiqua dans sa jeunesse, un art de vivre selon l'auteur qui exige une dextérité physique et psychologique digne d'un ballet.

C'est ensuite l'heure des grandes traversées sur un fil. D'abord au Grand Palais, puis au Palais des sports avant d'attaquer la cathédrale Notre-Dame de Paris en 1971. C'est ensuite au tour de Sydney en 1973 puis du World Trade Center en 1974. D'autres traversées suivront…

Dernière anecdote, Philippe Petit porte toujours sur lui une corde rouge, cette corde de magicien, objet symbolique pour l'artiste, qui lui permet de faire des tours de magie impromptus aux enfants mais aussi de leur apprendre à faire des nœuds. Cette corde qui, un jour peut être, lui sauvera la vie !

A voir :
-Man on Wire, Le funambule. DVD disponible chez TF1 vidéo.

A lire :
- Le Traité du funambulisme. Ed. Actes sud (1997).
- Un grand interview passionnant de Philippe Petit dans la Revue Imagik N° 32 et 33 de 2001.
-L'art du Pickpocket, précis du vol à la tire. Ed. Actes sud (2006).

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayant-droits, et dans ce cas seraient retirés.

Arthur TRACE

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Comment êtes-vous entré dans la magie ? A quand remonte votre premier déclic ?

Je suis entré dans la magie quand mon professeur d'école m'a donné un projet dans lequel je devais apprendre une version simple du tour des gobelets. J'avais huit ans à l'époque et je me souviens avoir été très excité d'apprendre que je pouvais étonner mes amis et ma famille avec ce genre de chose.

Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?

Après avoir appris cette routine de gobelets, je voulais en savoir plus à propos de la magie. Ma mère emmenait ma sœur et moi à la bibliothèque deux fois par mois et chaque fois je lisais des livres sur la magie. Je voulais apprendre de ces livres et construire les accessoires nécessaires pour effectuer chaque routine. Je ne savais pas que des magasins spécialisés existaient, alors je construisais tout ce dont j'avais besoin !

Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. A l'inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?

Mes parents et ma sœur m'ont aidé quand j'étais jeune. Je testais toujours une nouvelle routine sur eux avant de me produire lors des réunions familiales. Ils m'ont vraiment encouragé. Plus tard, à l'université, Eugene Burger fut d'une énorme influence sur mon développement d'artiste. Il est le premier magicien qui m'a vraiment inspiré pour créer ma propre magie.

Dans quelles conditions travaillez-vous ?

Je travaille comme un artiste professionnel, je dois être en mesure de m'adapter à n'importe quelles conditions. Je joue souvent en condition de close-up, mais mon lieu favori pour me produire est quand je monte sur scène pour mon spectacle joué dans les théâtres.

Quelles sont les prestations de magiciens ou d'artistes qui vous ont marqué ?

Beaucoup d'artistes m'ont inspiré. Par exemple : Penn & Teller, Ricky Jay, Maurice Sendak, Bill Bruford, Jackson Pollock, Rod Serling sont quelques-unes des personnes qui ont eu un impact sur mon travail.

Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?

Je suis attiré par tous les types de manipulations qui sont magnifiquement exécutées. Il y a quelque chose de poétique dans ces gestes. J'apprécie également les artistes qui insufflent à leur numéro une pensée profonde.

Quelles sont vos influences artistiques ?

Une grande partie de mes premiers travaux ont été inspiré par les films, l'art et la science. Par exemple, ma routine du sac à l'œuf est le résultat de ma fascination des trous noirs et leur capacité apparente d'arrêter le temps.

Mon numéro Postmodern Art avec la peinture a été inspiré par la visite d'un musée quand j'étudiais à l'université. Ma routine Bitten and Restored Apple a été inspirée par la série téléThe Twilight Zone. Dernièrement, je me suis inspiré du défunt auteur et illustrateur Maurice Sendak.

Un jour, je l'espère, ma magie permettra à mon public de s'échapper dans mon monde, tout comme le public de Sendak s'échappe dans le sien.

Quel conseil et quel chemin conseiller à un magicien débutant ?

Lire des livres ! Oui, certaines bonnes choses sont sorties sur DVD, mais la majorité des grandes œuvres magiques sont dans les livres.

Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?

La magie n'est pas efficace à la télévision. Elle doit être expérimentée en direct afin d'être vraiment appréciée.

Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?

Si vous entendez par là, la culture chez le magicien, le maintien et le partage des secrets alors je pense que la culture n'est plus ce qu'elle était autrefois. Il y a des années vous deviez lire beaucoup de livres afin de découvrir les secrets que vous recherchiez. Aujourd'hui, tout le monde peut « Googliser » comment faire certains tours et techniques magiques et l'ont à leur disposition en quelques secondes. Voilà pourquoi il est important de protéger et de traiter les secrets avec respect.

Vos hobbies en dehors de la magie ?

J'adore les montres mécaniques, le vin, et profiter de mon temps libre avec ma femme et mes amis.

- Interview réalisée en juin 2015.

A lire :
-Postmodern Art.
-Le compte-rendu de sa conférence en 2007.

A visiter :
-Le site d'Arthur Trace.

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.

LE TABLEAU LANCÉ DANS L'ESPACE

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Prendre en compte l'héritage de la tradition pyrotechnique dans les arts d'avant-garde revient à tracer une généalogie occulte. Dès sa diffusion en Occident, au XIVe siècle, l'art de la lumière a naturellement pris place parmi les arts mécaniques. Les premiers manuels d'artificiers mentionnant un ars ludens distinct de l'usage militaire des explosifs paraissent dans la première moitié du XVIe siècle en Toscane (1). Depuis l'irruption des machines pyrotechniques dans le théâtre de la Commedia dell'Arte au XVIe siècle, jusqu'aux somptueuses fêtes de lumière qui triomphent dans les grandes villes européennes au XVIIIe, on assiste à la progressive codification d'un langage visuel. Les traités consacrés à l'usage festif de l'art pyrotechnique attribuent alors aux feux d'artifice le rôle de signifier, ou du moins de s'inscrire dans un contexte représentatif qui leur confère un sens, et canalise leur action au sein d'une situation narrative et symbolique dont ils offrent le climax (2). L'emploi d'architectures éphémères, de décors peints en trompe-l'œil, de machines et de personnages en papier mâché, l'ajout de dispositifs lumineux aux feux d'artifices eux-mêmes, constituent à cet égard des points essentiels. Ils parviennent à doter le spectacle de pyrotechnie de deux qualités déterminantes. Tout d'abord, ces éléments lui apportent une polychromie qui, jusqu'au XIXe siècle, lui fait défaut. Ensuite, ils lui offrent une profondeur optique et des effets d'atmosphère susceptibles de créer un espace perspectif complet, représentation symbolique de l'espace social et politique de la cité. Si les pyrotechnies parviennent ainsi, dès la Renaissance et plus encore à l'âge baroque, à une totalisation festive des arts, l'art de l'artificier en lui-même, demeure de fait une tekné incomplète, l'un des ingrédients seulement du spectacle de lumière.

Feu d'artifices vers 1739.

Les pyrotechnies se sont pourtant révélées un terrain d'inspiration fécond dans l'histoire des arts de l'image. Vision fugitive produite par l'explosion et la dispersion des corps chimiques, le feu d'artifice s'apparente à une forme de pré-cinéma, entendu comme un langage articulé sur l'apparition et la disparition alternées de la lumière. Dès les XVIIIe et XIXe siècles, cet artifice spectaculaire se voit en quelque sorte concurrencer par une utopie qui se fait jour en 1725, formulée par le Père jésuite Louis Bertrand Castel : celle d'un instrument exact, spécifiquement vouéà une « musique pour les yeux » - alliance de la couleur et du mouvement -, le Clavecin Oculaire. Dans le principe de cet instrument, alors resté inachevé, se joue l'idée d'une image en mouvement, produite dans l'éphémère d'une interprétation manuelle comparable au jeu d'un musicien. À l'évidence, le projet du Père Castel se positionne d'emblée dans le champ des arts libéraux, en cherchant à rapprocher la peinture de cet art lié par excellence aux mathématiques qu'est la musique. La tradition des instruments conçus pour la « musique chromatique », qui procède de l'invention de Castel, restera très attachée à cet enjeu essentiel : hisser l'art pictural au niveau de la musique, en écartant toute référence aux arts mécaniques - les feux d'artifice de même que les arts d'ornementation -, où les potentialités de la forme pure se sont révélées de manière anticipée. Un tel positionnement théorique est encore sensible dans certains aspects de la première abstraction qui font de la musique l'objet idéal du paragone. Il se trouve en revanche profondément remis en cause dans les courants artistiques qui prônent une fusion directe de l'art et de la vie, ou s'engagent vers une nouvelle acception, populaire, de la culture d'avant-garde.

Les corps lumineux et la musique oculaire

L'un des aspects les plus significatifs du Clavecin Oculaire est sa vocation à surpasser toute forme de divertissement populaire. Dans les écrits que le Père Castel consacre à cet instrument utopique il n'est pas fait mention des spectacles de pyrotechnie pratiqués à la Cour. Dans un passage de son texte fondateur, la lettre ouverte publiée au Mercure de France en 1725, le père jésuite laisse clairement entendre, en revanche, l'esprit profondément baroque de sa « musique oculaire », appelée à toucher l'esprit par l'agrément des sens. « On aime à voir les couleurs jetées au hasard sur un marbre, sur une tapisserie, & jusque sur un papier marbré, affirme-t-il : laissons ce plaisir au peuple ignorant ; je vous parle ici d'un plaisir qui ne laissera pas d'être fort sensible pour l'ignorant, mais qui sera plein d'intelligence et d'instruction pour l'esprit le plus savant et le plus profond. »(3) Issu d'une esthétique des « passions »éprise de lois d'harmonie universelle, le Clavecin Oculaire doit, selon les termes mêmes de son inventeur, permettre aux «affections de la lumière » d'être en tout point comparables à celles du son (4). Si l'on en comprend la portée dans le cadre du système des arts développé par Castel dans son traité de Mathématique Universelle, il s'agit d'unir un « art de justesse » qui « imite les substances » (la peinture) à un « art de caractère » qui « imite les choses spirituelles » (la musique) (5). Plus significative encore est l'envergure sociale que le jésuite imagine donner à ce nouvel art. « Le peuple aime le spectacle : le clavecin est un spectacle ; et tout l'univers est peuple à cet égard »(6), affirme-t-il dans un texte ultérieur consacréà son invention inachevée. S'avançant encore davantage sur le terrain utopique, il réclame un peu plus loin : « Que tout Paris ait des clavecins de couleurs, au nombre de huit cent mille, on peut, sans se mettre beaucoup en frais d'invention et d'imagination, faire qu'il n'y en ait pas deux qui se ressemblent [...]. Les sourds pourront voir la musique auriculaire, les aveugles pourront entendre la musique oculaire et ceux qui auront yeux et oreilles, jouiront mieux de chacune en jouissant des deux. »(7)

Le projet de clavecin oculaire du père Castel vers 1725.

À l'évidence, Castel brigue pour l'instrument idéal de la « musique oculaire » une propriété qui est alors l'apanage des corps lumineux mis en œuvre dans les feux d'artifice. Il aspire à une dispersion spatiale, opérant une communion généralisée : la communion du ciel et de la terre, par des étoiles faites de la main de l'homme, la communion universaliste du corps social, absorbé dans la contemplation du merveilleux. Toute sa vie, Castel restera hanté par un écueil apparu dans sa comparaison entre la couleur et le son, qui est sans doute l'un des motifs essentiels de l'inachèvement du Clavecin Oculaire. Il s'agit de cet écart irréductible entre la matérialité de la couleur et l'évanescence du son, qu'il expose dans son Optique des Couleurs en 1740, ultime démarche vouée à légitimer sa quête d'une application spectaculaire des correspondances : « La couleur assujettie au lieu, est fixe et permanente comme lui. Elle brille dans le repos, sur une toile, sur une fleur, sur un corps en un mot. Toutes les propriétés, quelques parallèles qu'elles soient aux sons, le sont dans le repos, lors même qu'on les assujettit au mouvement. Car on peut rendre une couleur mobile ; mais mobile avec le corps qui l'assujettit, et toujours en repos dans ce corps ou sur ce corps. »(8)

C'est au XIXe siècle, au moment où l'art pyrotechnique entreprend d'étendre sa palette, ajoutant les rouges et les verts aux dorés et argentés auxquels il était limité jusqu'alors, que l'on commence à le voir définir comme « musique oculaire ». Parmi les nombreux témoignages de l'impact des théories de Castel dans l'Europe entière, figure un traité du peintre italien Pietro di Gonzaga. Peintre de vedute et scénographe forméà Venise, ce dernier avait pris les fonctions de Directeur des Théâtres Impériaux à la Cour de Catherine II de Russie en 1792, après avoir dirigé les scénographies du Théâtre de la Scala à Milan. En 1800, il publie en langue française l'un de ses principaux ouvrages consacrés à la décoration théâtrale : La Musique pour les yeux et l'optique théâtrale, véritable plaidoyer pour une approche visuelle et ornementale des arts de la scène. Ce texte s'achève par une identification directe de la « musique oculaire » aux feux d'artifice : « Il vaut donc mieux revenir aux effets gais, amusants et de finir ce chapitre par un feu de joie ; car ce serait une bévue bien grossière, que de terminer un discours de musique visible, sans toucher à un artifice qui a la plus grande ressemblance avec la musique proprement dite. Les feux de joie unissent aux autres propriétés musicales, que nous avons observées, le grand avantage que rien n'est permanent, et que les combinaisons de leurs formes et de leurs couleurs s'écoulent dans le temps, changent et passent rapidement, comme les sons, les modulations et le rythme musical. Ici la progression successive et le mouvement sont essentiels à la chose, et coopèrent au plaisir instantané des variations. C'est enfin, le clavecin oculaire et la musique des yeux par excellence. »(9)

Ce processus de perméabilité entre les arts majeurs et les arts mineurs, caractéristique de l'époque romantique, s'observe quelques années plus tard jusque dans les manuels d'artificiers, tel le traité pratique Istituzioni di Pirotecnia publié en 1819 par Marcello Calà Ossorio, l'artificier de la Cour de Naples. Parmi les planches de son ouvrage décrivant les techniques du feu d'artifice en Italie, Ossorio insère une figure qui pose l'hypothèse d'un art pyrotechnique parvenu à la précision de la musique : une portée où des fusées prêtes à l'emploi se rangent en suivant le rythme et les intervalles des notes musicales qui les accompagnent (10). Or à cette époque, les seuls « clavecins oculaires » qui semblent avoir été construits et montrés sont encore loin de la couleur évanescente que Castel appelait de ses vœux. Ils fonctionnent avec une rangée de verres contenant du liquide coloré, rétro-éclairés par des chandelles, apparaissant ou disparaissant par l'action de clapets que l'interprète contrôle au niveau des touches (11).

Alexander Rimington et son orgue de couleur en 1893.

Alors que les feux d'artifices se réclament de la musique visuelle, la tradition des orgues de couleurs, elle, continuera, pendant un autre siècle, à se tenir à l'écart d'un art jugé mineur, voué au divertissement. C'est encore le cas lors de la diffusion des moyens électriques, à partir de 1880. Aucune mention n'est faite des feux d'artifice dans l'essai de l'américain Bainbridge Bishop, réputé avoir construit en 1882 le premier orgue chromatique fonctionnant avec une lampe à arc (12). Les diverses publications successives du paysagiste anglais Alexander Wallace Rimington, qui fait breveter son propre instrument en 1893, révèlent quant à elles une démarche presque anachronique, aux prises avec une codification académique de la « Colour Music. »(13)

Explosion de la peinture, cinétisme de la couleur

Si les feux d'artifice apparaissent parmi les métaphores dominantes de la première abstraction, tant dans le champ de la peinture que dans celui du cinéma, c'est précisément en raison de cette propriété unique que le Père Castel recherchait à atteindre dans la musique des couleurs : la mobilité de la couleur elle-même, plutôt que celle de son support. Le processus explosif de l'image pyrotechnique, qui libère la couleur dans l'acte même de destruction du corps qui la contient, est sans doute ce qui la rapproche le plus des enjeux picturaux qui se font jour au tournant du XXe siècle. La métaphore de l'embrasement, déjà présente dans la peinture de la fin du XVIIIe siècle, qui se référait à la notion de « sublime »à travers une multitude de thèmes liés au feu, cède alors le pas à une métaphore de l'explosion. Dans le premier cas, la représentation picturale se consume. Dans le second, elle vole en éclats pour libérer de son support une couleur pure, atomisée.

C.W. Leadbeater and Annie Besant, Thought Forms (1901).

Il y aurait beaucoup à dire sur le principe du « décollement » optique de la couleur, qui figure parmi les premiers outils de l'abstraction. L'usage du fond noir comme « repoussoir » de la couleur s'est notamment affirmé comme trait caractéristique, entre 1905 et 1907 chez l'un des fondateurs de la théorie abstraite moderne, Vassily Kandinsky. Dans un ensemble d'oeuvres figuratives de thématique symboliste, traitées en points de couleurs sur fond sombre, le peintre russe s'est appliquéà faire naître le motif sans l'intervention du dessin, par de simples effets d'agglomération des points colorés. « Le noir, affirme-t-il dans Du spirituel dans l'art publié en 1912, est extérieurement la couleur qui manque le plus totalement de sonorité, sur laquelle toute autre couleur, même celle dont la résonance est la plus faible, sonne plus forte et plus précise.»(14) Et de constater que, sur un fond noir, une couleur particulièrement lumineuse tel le jaune « se détache littéralement de l'arrière-plan, plane et saute aux yeux. »(15) Autrement dit, l'abandon du dessin et l'atomisation de la couleur sur fond sombre ramènent la représentation à une vision qui oscille constamment entre figuration et abstraction. Comparables aux effets de l'explosion pyrotechnique, les images symbolistes de Kandinsky mettent en œuvre les facteurs d'un nouveau langage chromatique. C'est une propriété sonore qu'il s'agit pour la peinture de s'annexer, propriété conduisant à désolidariser la couleur de l'objet fixe et circonscrit.

Improvisation n° 27 de Wassily Kandinsky (1912).

Si le positionnement théorique de Kandinsky, ancré dans la tradition humaniste des traités de peinture, exclut a priori une équivalence terme à terme entre la peinture « sans objet » et les arts mineurs (l'ornementation en particulier), son œuvre ne manque pas d'être lue, quelques années plus tard, à la lumière de la tradition pyrotechnique. Il est intéressant de relever que ce détournement naît d'un regard américain porté sur la modernité picturale européenne. En 1913, lors de la tournée américaine de la fameuse Armory Show, de New York à Chicago puis à Boston, l'un des tableaux les plus remarqués est la peinture de Kandinsky, actuellement conservée au Metropolitan Museum, Improvisation n° 27, de 1912. Le collectionneur et critique d'art Arthur Jerome Eddy, qui s'en porte immédiatement acquéreur, déclare son admiration pour le peintre russe d'une manière inattendue, lors d'une conférence publique. Prenant le contre-pied de l'opinion commune, Eddy se livre à une lecture vigoureusement populaire d'un art qui passait alors pour une élucubration hermétique : «À mon sens, clame-t-il, ces peintures sont comme une explosion de feux d'artifice. Et comme j'aime les feux d'artifice, j'ai acheté une ou deux chandelles romaines. J'ai l'intention de passer un grand moment en les faisant exploser devant mes amis. »(16)

La métaphore d'une destruction festive, faisant éclater le carcan de la représentation, est aussi portée, chez Kandinsky, par la notion d'« improvisation » et le caractère performatif qui lui est associé. C'est sur ces deux aspects, la « musique visuelle » et l'« improvisation » que Arthur Jerome Eddy articulera plus sérieusement son argumentation, dans l'essai qu'il consacrera à la peinture moderne européenne, Cubism and Post-Impressionism, l'année suivante (17) . On peut relever que la division de la couleur en particules sur fond noir a aussi été utilisée par d'autres peintres concernés par la création d'une nouvelle vision picturale, quoique de manière moins systématique. Robert Delaunay, en phase de dépassement de la technique néo-impressionniste, offrait par exemple en 1906 avec Paysage Nocturne (Le Fiacre), une déréalisation des lumières de la ville. Le compatriote de Kandinsky, Mikhaïl Matiouchine, développera quant à lui, en 1918, des Constructions Picturo-musicales basées sur la dispersion bord à bord d'une couleur atomisée.

Paysage Nocturne de Robert Delaunay (1906).

Quant aux réalisations précoces du cinéma abstrait, elles adhèrent pleinement aux modèles formels de la plus archaïque des « musiques oculaires ». Les premières tentatives de films abstraits colorés à la main à même la pellicule, menées par les frères Arnaldo et Bruno Ginanni-Corradini vers 1910, participent de cet idéal. Les deux comtes italiens, établis près de Ravenne, se sont livrés tout d'abord à la construction d'un orgue chromatique, passant dans un deuxième temps au médium cinématographique. Avant de s'associer au mouvement futuriste, ils élaborent ainsi une « musique chromatique » qui rappelle en tous points le principe totalisant des fêtes baroques. Cette activité ne s'inscrit pas dans l'esprit du cinématographe d'alors, mais laisse plutôt s'opérer un glissement spontané entre les deux médias, avec pour but premier la concrétisation d'une totalité lumineuse. Différentes expériences ont été essayées à cette fin, focalisées sur les jeux optiques de la texture du support des projections : « pour l'écran, nous avons expérimenté successivement une toile blanche simple - une toile blanche assouplie à la glycérine, une surface d'étain - une toile blanche ouverte d'un mélange créant, par réflexion, une sorte de phosphorescence - une enveloppe, à peu près cubique, de gaze très légère à travers laquelle le rayon de lumière pouvait pénétrer et qui aurait dû donner, de bas en haut, l'effet d'un nuage de fumée blanche. Enfin [...] on revint à la toile que l'on étendit sur un mur entier, on enleva tous les meubles, on couvrit toute la pièce de blanc, murs, plafond et sol, et l'on revêtit durant les projections des peignoirs blancs. À ce propos, lorsque la musique chromatique se sera imposée, par notre œuvre ou celle d'autrui, une mode vestimentaire de la couleur consistera sans aucun doute, pour le public élégant, à aller au théâtre de la couleur en habit blanc. Les tailleurs peuvent déjà commencer à s'en occuper. »(18) Cette recherche d'un environnement faisant fusionner l'œuvre et le spectateur était parachevée par l'utilisation de sept lampes des couleurs du spectre de Newton, rendues mobiles grâce à des roues. Jointes à la projection filmique, celles-ci étaient destinées à« créer successivement des ambiances de couleurs, qui, pour être en accord avec l'intonation générale des thèmes développés au fur et à mesure, devaient introduire d'une certaine manière le spectateur dans l'intimité même de la sensation. »(19)

Les références savantes qui alimentent les traités de Arnaldo et Bruno Ginanni-Corradini, L'Art de l'Avenir, paru en 1910 et Musica chromatica, paru en 1912, sont tournées vers Pythagore et Wagner. Rien d'étonnant, cependant, à ce que leurs créations filmiques, aujourd'hui perdues, aient été interprétées dans une optique autrement moderniste par le groupe futuriste, plus soucieux d'abattre les cloisons établies par l'académie entre l'art et la rue, entre les genres majeurs et mineurs, que de spéculer sur la forme pure. En 1912, Marinetti s'inspirait donc de l'idée d'un nouvel art total basé sur le mouvement, la lumière et la couleur, en appelant de ses vœux une conquête picturale de l'espace aérien : « Le jour viendra où le tableau ne suffira plus. [...] Les couleurs, en se multipliant, n'auront absolument pas besoin de formes pour être perçues et comprises. Nous nous passerons de toiles et de pinceaux ; nous offrirons au monde - au lieu de tableaux - de géantes peintures éphémères, formées par des falots brasillant, des réflecteurs électriques et des gaz polychromes, qui, en harmonisant leurs gerbes, leurs spirales et leurs réseaux sur l'arc de l'horizon, rempliront d'enthousiasme l'âme complexe des foules futures. »(20)

Vita futurista de Arnaldo et Bruno Ginanni-Corradini (1916).

Guillaume Apollinaire, deux années plus tard, met à son tour en évidence la métaphore pyrotechnique, dans son commentaire du Rythme coloré de Leopold Survage. Le poète voit dans ce projet de dessin animé, présentéà la Société Gaumont pour le procédéà trois couleurs lancé en 1913, le chronochrome, une « nouvelle muse », en phase avec les accélérations électriques de la vie moderne : « [Le rythme coloré] tire son origine de la pyrotechnie, des fontaines, des enseignes lumineuses et de ces palais de féerie qui, dans chaque exposition, habituent les yeux à jouir des changements kaléidoscopiques des nuances. Nous aurons ainsi, hors de la peinture statique, hors de la représentation cinématographique, un art auquel on s'accoutumera vite et qui aura ses dilettantes infiniment sensibles au mouvement des couleurs, à leur compénétration, à leurs changements brusques ou lents, à leur rapprochement ou à leur fuite, etc. »(21). L'entreprise de Survage, si elle n'est pas marquée par le principe d'environnement, restitue au sein de l'image elle-même le principe de l'énergie pyrotechnique : le déploiement des sept couleurs de l'arc-en-ciel sur le fond noir de l'espace cosmique, applique les ressorts même du feu d'artifice, les fulgurances lumineuses contre la voûte illimitée du ciel.

Leopold Survage, Rythme coloré (1916).

Un autre élément formel se manifeste également dans les aquarelles peintes par Survage pour le Rythme coloré. On y retrouve la notion d'atomisation de la couleur, qui est ici une fois de plus liée au fond noir. Parmi la série de planches conservées au MoMA, particulièrement, figure un certain nombre d'images où le mouvement coloré se fragmente en particules éparses, telle une pluie de confettis (22). C'est sans doute dans le cinéma d'Oskar Fischinger, et plus spécifiquement dans sa série de Studien en noir et blanc réalisée au début des années trente, que cette dynamique trouvera son expression la plus puissante. Se référant directement au processus de séparation des atomes, et même à leur scission, Fischinger donnera de l'explosion pyrotechnique une vision paroxystique, restituant dans toute sa magie primitive le mystère de la vie chimique de la matière. L'exemple le plus abouti de cette recherche est Studie n. 8. Synchronisé sur le scherzo symphonique La Ballade de l'Apprenti Sorcier de Paul Dukas, lui-même inspiré de la célèbre fable du même titre popularisée par Goethe, ce chef d'oeuvre de musique optique renvoie directement à la lutte ancestrale de l'homme visant à maîtriser, par la magie, les forces agissantes de la nature.

Oskar Fischinger, Studie n°6 (1930).

La nouvelle ville-lumière

Si les pyrotechnies offrent à la première abstraction la métaphore d'une destruction créatrice, les glissements qui s'opèrent entre la peinture et les jeunes médias électriques renouvellent, en retour, les potentialités spectaculaires de la lumière. La mythologie de la lumière électrique, conquête prométhéenne de l'homme sur la nature, invite à penser un nouvel « art total » technologique, à l'esprit festif et universel, ouvert sur l'espace difracté de la métropole moderne. Entre les lumières colorées de la symphonie d'Alexandre Scriabine, Prométhée - Le Poème du Feu de 1911, et la fantaisie pour orchestre d'Igor Stravinsky, Feu d'artifice, achevée dès 1908, on observe une différence déjà relevée dans le domaine pictural, entre un feu qui embrase et consume et un feu qui se manifeste de façon explosive.

Giacomo Balla, Lampe à arc (1909).

L'aspect ludique et énergétique de l'écriture musicale de Stravinsky est précisément ce qui a conduit Serge de Diaghilev à s'associer un peintre futuriste, Giacomo Balla, pour l'interprétation scénique de cette composition dans le cadre des Ballets Russes. Le spectacle, créé en avril 1917 à Rome, laissait les spectateurs devant une scène sans aucun danseur. La perspective abstraite adoptée par Balla, avec pour seul acteur une construction de volumes géométriques bariolés qui accueillaient et libéraient des rayons colorés, est assez représentative d'une esthétique de l'éphémère.

Tandis que Balla travaillait à cette œuvre alors inédite en son genre, son collègue futuriste Fortunato Depero concevait pour un autre spectacle, Mimismagia (Mimique de la magie, 1916) des costumes cartonnés tranchant l'espace, d'oùémanaient toutes sortes de rayons colorés. Offrant un commentaire ironique des orgues chromatiques inspirés du Père Castel, ce dernier était allé jusqu'à esquisser les plans d'une machine synes-thésique qui prendrait modèle sur les sensations brutes issues de la rue. Appelée Complexe plastique motobruitiste à lumières colorées et vaporisateurs (1915), celle-ci n'est pas sans rappeler les chars pyrotechniques de l'âge baroque. Une fois en mouvement, cet assemblage devait non seulement émettre des bruits, des gaz et des lumières colorés, mais encore diffuser des parfums. Le manifeste signé par Balla et Depero en 1915, « Reconstruction futuriste de l'univers », est à l'origine de cette polysensorialité explosive, dont les moyens sonores, visuels et cinétiques sont appelés à s'annexer « pyrotechnie, eaux, feu, fumées. »(23)

Fortunato Depero, dessin préparatoire pour les costumes du spectacle Mimismagia, (1916).

C'est dans l'après-guerre que le groupe futuriste propose la pure et simple réhabilitation de la pyrotechnie parmi les arts de l'avenir. En 1920, l'artiste Gino Cantarelli publie en Italie un manifeste futuriste dédié aux feux d'artifice : « La Pyrotechnie comme moyen artistique ». Convoquant simultanément le mythe de l'aviateur, la musique bruitiste de Luigi Russolo et le dynamisme pictural cher aux artistes du groupe, le texte résume une certaine idée de l'art total futuriste : « Dans chacune des zones du ciel, annonce-t-il, nous saurons donner des visions composées de théâtre aérien + complexes pyrotechniques + bruiteurs. [...] Le laboratoire pyrotechnique prépare la composition picturale, et, un soir, le tableau est dynamiquement lancé dans l'espace. »(24) Le propos, renvoyant à des aspirations exprimées dès le début des années 1910, évoque de manière très significative le double héritage de la tradition des feux d'artifices dans la première avant-garde. D'un côté, celle-ci aspire à brasser les différentes formes d'art (lumière, couleur, mouvement, son) dans une totalité festive qui procède de manière syncrétique. De l'autre, elle s'interroge sur le statut de la peinture comme image fixe, et aspire à une composition éphémère de couleurs mouvantes, douée d'une faculté nouvelle de dispersion spatiale.

Luigi Russolo (1885-1947), peintre et compositeur italien, père de la musique bruitiste.

La réhabilitation historique des pyrotechnies, au cours du XXe siècle, a partie liée avec la prise de conscience progressive des moyens cinétiques, tant dans le domaine de l'image projetée que dans celui des nouveaux corps lumineux issus de l'électricité : notamment les enseignes lumineuses de la rue et les projecteurs mobiles qui font alors leur apparition au théâtre. Cette réhabilitation est le fruit d'un décloisonnement multidirectionnel. Au brassage technique des médias, qui permet de penser la couleur hors de son support, s'ajoute un brassage culturel où pointe une nouvelle idée de l'universalité.

De ce point de vue, le legs de l'avant-garde européenne aux États-Unis trouve un terrain favorable à l'acception d'un art traditionnellement « mineur » parmi les outils les plus inventifs de la création moderne. Le peintre synchromiste Morgan Russell, par exemple, fait des feux d'artifice une forme de référence lorsqu'il songe à une extension lumineuse du tableau dans l'espace réel. Dans sa première exposition personnelle, à la galerie parisienne La Licorne, en 1923, le peintre américain présente une série de cinq toiles intitulées Eidos (thèmes-synchromatiques) pour une synchromie à la Vue. Une note de sa main, publiée dans le catalogue, en explique l'origine : « Chaque Eidos représente l'ensemble des impressions qui resteront en nous après avoir vu leurs détails se dérouler sur un écran lumineux ou dans l'air même par un gigantesque jeu de pyrotechnie. On peut les comparer à ce qu'est pour un musicien quelques pages de musique écrite, celui-ci entend imaginativement [sic] l'ensemble de ces pages après y avoir jeté un coup d'œil. La pyrotechnie, qui émerveille déjà, élevée à la puissance d'un art sublime - puis, un art plus modeste de moyens, par l'écran lumineux - arts d'une puissance inouïe, endormant, puis éclairant la raison par l'ivresse divine des sens - but réel de tout art supérieur -voilà de quoi il s'agit. [...] Nous attendons un "fou" sublime, tel ce roi Ludwig II, pour nous accoucher de cet art ultime : l'Art de la Lumière »(25)

Morgan Russell, Study for Eidos (1914-1923) .

C'est un enivrement des sens que Morgan Russell revendique, par l'alternance apparition/disparition qui est le propre de la vision pyrotechnique. La machine lumineuse conçue en corrélation avec les Eidos devait projeter des rayons colorés mobiles, contrôlés par un rhéostat (26). Les tableaux, sorte de vision imaginaire de ce spectacle lumineux, auraient dès lors fonction d'une transcription synthétique et subjective d'un processus temporel (27). Au sein du parcours de Russell, ces toiles sont en fait les premiers exemples d'une combinaison entièrement libre de couleurs. Le synchromisme s'était en effet bâti, autour de 1912-1913, sur le fondement d'une harmonie scientifique, invoquée tantôt par le principe d'une gamme chromatique prédéfinie, tantôt par le jeu des contrastes de complémentaires. Les Eidos peints par Russell au début des années vingt, s'ils n'inspirent pas l'adhésion immédiate que remportent des chefs d'oeuvre telle la monumentale Synchromy in Blue-Violer (1913), ouvrent en revanche la porte à une harmonie subjective, issue d'un nouvel idéal d'improvisation performative.

Thomas Wilfred et son Clavilux.

Aux États-Unis, une entreprise de grande envergure est lancée à cette époque par Thomas Wilfred, artiste d'origine danoise. Ce dernier entend populariser un « Art de la lumière » autonome, aspirant à se libérer de la tutelle pluriséculaire de la musique. Après avoir construit un instrument semi-automatique doté d'un clavier en 1919, sous le nom de Clavilux, il s'attache à concevoir des machines moins connotées en termes musicaux. Avec ses compositions intitulées Lumia, au début des années trente, il cherche à fixer un art de l'éphémère dont il fait remonter l'origine, au-delà des fêtes baroques, aux usages tribaux du feu dans les sociétés préhistoriques (28). Les Lumia, appareils dont les dimensions peuvent varier, de celles d'un téléviseur avant la lettre jusqu'aux murs entiers des salles de spectacle, engagent ainsi des images abstraites enregistrées, produites par différents systèmes de projection et de diffraction de lumières derrière un écran opalescent. La perspective transhistorique de Wilfred pose les bases d'une histoire universelle de l'art de la lumière. Parallèlement, elle livre celui-ci à une recette démocratique, adaptée aux lois de l'entertainment de masse (29). En dépouillant son art lumineux de toute argumentation liée à l'harmonie musicale, l'inventeur de Lumiaécarte du même coup la notion de performance et la figure de l'instrumentiste. Cela ne l'empêchera pas de continuer à jouer publiquement sur de telles figures. Des photographies des années trente le montrent posant de façon solennelle, un grand bâton à la main, devant ses images en mouvement.

le Clavilux scénique avec projection.

C'est une tout autre approche que privilégie au même moment l'artiste tchèque Zdenek Pesanek, que l'on peut considérer, au même titre et plus encore que Thomas Wilfred, comme l'un des premiers théoriciens de l'art cinétique. Pesének s'est forméà la sculpture au cours des années dix, lors du plein essor d'une avant-garde pragoise, marquée par le cubisme et le futurisme. Son traitéKinetismus, paru à Prague en 1941, s'avère être le premier essai réellement analytique à proposer, par-delà la défense d'une démarche artistique individuelle, une réflexion historique prenant en compte tous les médias, les formes et les genres sans différentiation. Rédigé en grande partie au cours des années vingt, ce texte accompagne la gestation d'œuvres qui sont longtemps restées sous silence dans l'histoire de l'art moderne (30). La raison en est qu'elles se présentent, à rebours de toute lecture formaliste, comme un intermédiaire historique entre la conception symboliste des « correspondances » et l'usage pionnier de matériaux inédits en art, tels que la peinture fluorescente ou le néon. Assumant la promotion d'une esthétique de l'hétérogène, Pesének établit un lien direct entre les fêtes baroques et les conquêtes électriques de l'ère moderne. Le cinétisme est bien issu, à ses yeux, de la tradition visionnaire de la « musique des couleurs ».

Zdenek Pesanek, sculpture cinétique pour la station de transformation Edison à Prague (1930).

En 1924, l'artiste entreprend en effet la construction d'un instrument synesthésique : le Spectrophone. Considérée comme une recherche préliminaire visant des applications pratiques, cette machine servira de fondement à ses réalisations autrement plus audacieuses, comme la sculpture translucide de 4 mètres de hauteur réalisée en 1929-1930 pour orner la corniche externe de la station de transformation Edison à Prague. Diffusant une polychromie en mouvement perpétuel, l'Edisonka est la première sculpture lumineuse et cinétique installée durablement dans un espace public. Par sa technique et par son iconographie (les volumes désarticulés d'un avion), elle expose à la ville entière la conquête prométhéenne de l'homme moderne. De même, la première et la troisième version du Spectrophone avaient pour singularité d'émettre la « musique des couleurs » par des ampoules colorées à travers les volumes translucides d'une guitare, aux contours schématisés dans un style cubiste. Pourtant, la récurrence d'une certaine redondance iconographique ne diminue en rien l'apport spécifique de Pesânek dans le cadre du cinétisme moderne. En présentant son instrument au deuxième Congrès de Recherche Couleur-Son, organiséà Hambourg en 1930, Zdenek Pesanek exposait sa théorie d'un cinétisme spatial opposé au cinétisme de surface désormais intronisé par le film. Ces deux catégories issues de la « musique en images » se déclinaient comme suit :

Sur la surface :
- Le film
- Le clavier à couleurs
- Les jeux de lumières réfléchies (31)

Dans l'espace :
- Le feu d'artifice et les fontaines, avec un jaillissement de forme arbitraire réglable
- La sculpture lumineuse
- Les fontaines avec une forme arbitraire non maîtrisée
- Les illuminations colorées de l'architecture
- Les jeux de lumières réfléchies dans l'atmosphère (32)

Pour Pesanek, il est un élément tout à fait majeur dans le « cinétisme d'espace » qu'il dit issu des feux d'artifice. Il s'agit de l'aspect performatif, qui permet à l'artiste de renouveler éternellement la magie de l'éphémère, dans une interprétation qui ne sera jamais identique à la précédente. Face à Ludwig Hirchfeld-Mack et Oskar Fischinger, qui participaient eux aussi au Congrès, l'artiste tchèque défend un médium de l'« expression ». Il oppose ainsi sa résistance aux médias enregistrés tels que le film, forme technologique achevée qui abolit toute communion immédiate entre l'artiste et le public. En guise de transition avec sa propre performance lumineuse, il souligne : « Si cette pièce de couleur - par suite, aussi, de l'insuffisance des "moyens de production" d'aujourd'hui - s'avère primitive, c'est alors un avantage logique. Car c'est bien ici un avantage logique que d'aller vers un accroissement du pouvoir absolu de l'expression. »(33)

Zdenek Pesanek, Torse (1936).

À travers cette notion psychologique, c'est le principe d'énergie en acte que cherche à préserver Pesanek. Les assemblages abstraits qu'il réalise par la suite, en hommage à l'électricité, pour le poste de transformation Zenger à Prague entre 1931 et 1936, intègrent, sans doute pour la première fois dans le domaine artistique, des néons colorés pliés en courbes énergiques, et des surfaces de peinture fluorescente. En 1937, à l'Exposition Internationale des Arts et Techniques de Paris, il reprend ces mêmes matériaux pour un projet de Fontaine lumino-cinétique, qui n'a pas été réalisé. Au même titre que les projets constructivistes les plus ambitieux, tel celui du Monument à la IIIe Internationale de Vladimir Tatline, les propositions de Pesének cherchent àétablir un lien à la fois physique, formel et métaphorique, entre le corps lumineux et l'espace de la ville. L'œuvre cinétique devient l'expression d'une énergie sans cesse renouvelée, où la communauté unifiée du monde moderne est appelée à se reconnaître. « Ce que l'on enseigne du caractère statique des arts plastiques, explique Pesanek dans son traité de 1941, est une erreur sur laquelle l'histoire s'arrêtera, pleine d'incompréhension pour cette persistance des traditions, particulièrement si l'on considère la date à laquelle furent allumées les premières fusées de feux d'artifice, face à des foules plongées, par la sensation de ce mouvement de lumière, dans une extase comparable à celle des croyants face aux madones miraculeuses. »(34)

Zdenek Pesanek, Color piano (1925).

Avec Zdenek Pesanek, les feux d'artifices accèdent à une nouvelle historiographie. L'art pyrotechnique, hissé au rang de précurseur du cinétisme électrique, devient la référence fondatrice d'une filiation parallèle à la théorie dominante des arts libéraux. En contradiction avec la hiérarchie des genres, les feux d'artifice échappent de fait, par la nature même de leur apparition matérielle et de leur processus de signification, à la discrimination établie entre arts de l'espace et arts du temps. Si l'on pense le Clavecin Oculaire du Père Castel comme le catalyseur d'une nouvelle théorie esthétique, alliant image et mouvement, il faut admettre que ce projet porte en lui l'achèvement spectaculaire des feux de Cour. Au tournant du XXe siècle, la diffusion des moyens électriques accélère la destruction définitive des cloisons académiques. La fascination pour l'énergie explosive et évanescente de la lumière, l'adhésion instinctive à la mobilité de la couleur qui se font jour de manière explicite dans l'art moderne trouvent un précédent dans les pratiques pyrotechniques du XVIIIe siècle. Le modèle sémantique que celles-ci offrent aux avant-gardes invite à penser une généalogie baroque de la modernité.

Notes :

1- Voir sur ce point le résumé de Claudio di Lorenzo, Il teatro del fuoco : storie, vicende e architetture delia pirotecnia, Padoue, Franco Munzio & c. Editore, 1990.

2- Deux études récentes, en particulier, mettent en évidence les modalités de cette codification : Kevin Salatino, Incendiary Art, op. cit. ; et Patrick Desile, Généalogie de la lumière : du panorama au cinéma, Paris, Montréal, L'Harmattan, 2000.

3- Louis Bertrand Castel, « Clavecin pour les yeux, avec l'art de Peindre les sons, et toutes sortes de Pièces de Musique. Lettre écrite de Paris le 20 février 1725 par le R. P. Castel, Jésuite, à M. Decourt, à Amien », Mercure de France, novembre 1725, tome IX, p. 2558.

4- L. B. Castel, ibid., pp. 2552-2577.

5- L. B. Castel, Mathématique Universelle, abrégée à l'usage et à la portée de tout le monde, Paris, P. Simon, 1728, pp. 40-41.

6- Texte paru dans le recueil posthume : Abbé Joseph de La Porte, Esprit, saillies et singularités du P. Castel, Amsterdam et Paris, Vincent, 1763, p. 334.

7- Ibid., pp. 343-345.

8- L. B. Castel, L'Optique des Couleurs, fondée sur les simples observations et tournée surtout à la pratique de la Peinture, de la Teinture et des autres arts coloristes, Pans, Briasson, 1740, pp. 302-303.

9- Pietro di Gonzaga, La Musique pour les yeux et l'optique théâtrale - opuscules tirés d'un plus grand ouvrage sur le sens commun par Sire Thomas Witth. Traduit de N. Al., Saint-Pétersbourg, Imprimerie Nationale [1800], seconde édition 1807. Il semble cependant que Sire Thomas Witth soit un jeu d'esprit de Gonzaga. Les seuls exemplaires connus de ces deux éditions sont conservés à Saint-Pétersbourg. Je remercie vivement la Professoressa Maria Ida Biggi, de l'Université de Venise, qui prépare une traduction italienne des écrits de Gonzaga et a eu l'extrême gentillesse de me communiquer la version originale de ce passage. Dans l'attente de sa publication, on peut se référer au catalogue Omaggio a Pietro Gonzaga, a cura di Carlo Manfio, Centre Culturale, Longarone, 27 septembre-12 octobre 1986 ; ainsi qu'à l'imposante étude de Flora Syrkina et Alexandr Movsenson, Pietro di Gonzaga, 1751-1831 : zizn i tvorcestvo ; socineniâ, Moscou, Iskusstvo, 1974, qui contient en annexe une traduction russe du traité La Musique pour les yeux.

10- D. Marcello Calà Ossorio di Villanuova, Istituzioni di Pirotecnia. Per istruzione di coloro che vogliono apprendere a lavorare i Fochi d'Artifizio, Naples, Stamperia Reale, 1819, Planche xvii.

11- Parmi les premières descriptions de ce procédé figure celle du mystique allemand Karl von Eckartshausen, dans Mistische Nachte oder der Schlùssel zu den Geheimnissen des Wunderbaren. Ein Nachtrag zu den Aufschlussen ùber Magie, Munich, Joseph Lentner, 1791.

12- Bainbridge Bishop, A Souvenir of the Color Organ, with some suggestions in Regard of the Soul of the Rainbow and the Harmony of Light, New York, De Vinne Press, 1893.

13- Rimington a enregistré en 1893, à Londres, son brevet pour un Colour Organ. Après divers concerts chromatiques, donnés dans les années 1890, il perfectionne son instrument et publie un long traité théorique, en 1911 : Colour Music, The Art of Mobile Colour, Londres, Hutchinson & Co.

14- V. Kandinsky, Du Spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, édition établie et présentée par Philippe Sers, Paris, Denoël, 1989, p. 156. Kandinsky souligne. La traduction est légèrement modifiée d'après l'édition originale : Kandinsky, Uber das Geistige in der Kunst, insbesondere in der Malerei, Munich, R. Piper & Co Verlag, 1912, p. 68.

15- Ibid.

16- A. J. Eddy, «"I see it", Says Major at Cubists Art Show », Chicago Record-Herald, 28 mars 1913.

17- A. J. Eddy, Cubism and Post-Impressionism, Chicago, A. C. McClurg & Co, 1914.

18- Bruno Corra, « Musica chromatica », essai paru dans le recueil du même auteur : Il Pastore, il gregge e la zampogna, Bologne, Libreria Beltrami, 1912, et repris dans Bruno Corra, Manifesti futuristi e scritti storici (ed. Mario Verdone), Ravenne, Longo Editore, 1984, p. 162. Dans ce texte, l'artiste, qui avait abrégé son nom en 1912 sous l'influence du futurisme, précise encore que des projecteurs colorés, déplacés dans la pièce au cours de la projection filmique, achevaient de combler l'espace par la couleur.

19- Ibid., p. 164.

20- Filippo Tommaso Marinetti, « La peinture futuriste », Excelsior, 15 février 1912, Paris. Marinetti est entré en contact avec les frères Ginanni-Corradini en 1910. Il faut souligner que ce texte reprend presque à la lettre celui d'une conférence donnée en italien par le peintre futuriste Umberto Boccioni au Circolo Internazionale de Rome, le 29 mai 1911. Voir U. Boccioni, Gli Scritti editi e inediti, a cura di Zeno Birolli, Milan, Feltrinelli, 1972, vol. II, p. 11.

21- Guillaume Apollinaire, « Le Rythme coloré», Paris-Journal, 15 juillet 1914, Paris, repris dans Léopold Survage, Écrits sur la peinture, textes réunis et présentés par Hélène Seyrès, Paris, L'Archipel, 1992, p. 150.

22- Voir le catalogue Survage : Rythmes colorés, 1912-1913, Musée d'Art et d'Industrie, Saint Etienne, Musée de l'Abbaye Sainte-Croix, Les Sables d'Olonne, 1973, n. p, n° 66.

23- G. Balla et F. Depero, « Ricostruzione futurista dell'universo », placard replié, traduit par Giovanni Lista dans son anthologie Futurisme : Manifestes, proclamations, documents, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1973, pp. 202-204.

24- Gino Cantarelli, « La Pirotecnica corne mezzo d'arte », Procellaria, n° 5, Mantoue, février 1920.

25- Note datée « Aigremont par Poilly (Yonne), mars 1923 », dans Morgan Russell, introduction par Elie Faure, Galerie La Licorne, Paris, 1923.

26- M. Russell, notes datées « Paris, 1924 », Fonds Morgan Russell, MoMA, pp. 88-90.

27- Dans sa monographie de référence, par ailleurs très bien informée, Marilyn S. Kuchner suggère que les tableaux auraient dûêtre éclairés par la machine lumineuse et accompagnés de musique : M. S. Kushner, Morgan Russell, introduction by William C. Agee, New York, Hudson Hills Press, in association with the Montclair Art Museum, 1990, p. 106. Les descriptions que l'artiste a fait de ses divers projets de machines sont souvent très confuses en termes techniques. Si l'idée de doubler la peinture de projections colorées a pu être envisagée par Russell, la description qu'il donne de l'Eidos, dans le catalogue de 1923, nous fait pencher en faveur d'une interprétation picturale d'un cinétisme imaginé (et encore à concrétiser) dans cette série d'oeuvres.

28- Thomas Wilfred, « Lumia : the Eighth Fine Art », Westchester County Fair, hiver 1932, pp. 10-13.

29- Nous renvoyons sur point à l'analyse de Pascal Rousseau, dans « The Art of Light : Couleurs, sons et technologies de la lumière dans l'art des synchromistes », Made in USA : L'Art américain, 1908-1947, sous la direction d'Eric de Chassey, Bordeaux, Rennes, Montpellier, 2001-2202, RMN, 2002, pp. 69-81.

30- La première monographie parue sur Zdenek Pesanek est le catalogue de l'exposition Zdenëk Pesének, 1896-1965, dirigé par Jiri Zemanek, Prague, Nârodni Galerie, 1996.

31- Pesanek se réfère ici aux expériences menées par Kurt Schwertfeger et Ludwig Hischfeld-Mack au Bauhaus.

32- Zdenek Pesanek, « Bildende Kunst vom Futurismus zur Farben- und Formkinetik ; (Mit Vorfùhrung eines Farbe-Ton-Klaviers) », Farbe-Ton-Forschungen, hrsg. Von Georg Anschütz, Hambourg, 1-5 octobre 1930, Hambourg, Psychologisch-âsthetische Forschungsgesellschaft, 1931, pp. 193-204.

33- Ibid.

34- Z.Pesanek, Kinetismus (Kinetika ve vytvarnictvi - barevnâ hudba) Le cinétisme (La cinétique dans l'an - la musique des couleurs), Prague, Ceske grafickâ unie, 1941, fragments traduits (anonyme) dans Lanterna Magika : Nouvelles technologies dans l'art tchèque du XXe siècle, Paris, Espace EDF Electra, 26 octobre 2002-19 janvier 2003, Paris Musées, 2002, pp. 51-52.

- Texte Prométhée électrique ou le tableau lancé dans l'espace extrait de la revue 1895 n°39 (2003).


MELIES PAR SCORSESE

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Dans Hugo Cabret (2011), Martin Scorsese déclare son amour pour Georges Méliès en lui rendant un hommage des plus émouvant. Le paradoxe est que le réalisateur a choisit d'adapter le roman de Brian Selznick (L'invention d'Hugo Cabret) en mélangeant fiction et documentaire, ce qui rend le film bancal et monstrueux.

Le film

Hugo Cabret, version Scorsese est une déception, un film « de fin d'année » dégoulinant de bons sentiments où la niaiserie n'est jamais bien loin. On savait le réalisateur de Mean Streets en manque d'inspiration depuis Casino (1995) ; il confirme ici qu'il n'est plus que l'ombre de lui-même depuis quinze ans. Scorsese est un monument du cinéma mondial mais, comme beaucoup de maître, son travail s'est mit à faire du sur place et à rejouer les scènes de ses chef-d'oeuvres (Taxi driver, Raging bull, Goodfellas). Lui, le roi du découpage et de la mise en scène fiévreuse adapte des projets qui ne lui ressemblent pas. Pire, il laisse de côté toutes ses idées pour mettre bout à bout des images sans saveur.

Malgré la prometteuse ouverture du film, qui assimile Paris à un gigantesque mécanisme d'horlogerie, il faut voir ensuite avec quel ennui les séquences s'enchaînent (une scène d'exposition interminable). Une des grandes erreurs du réalisateur est de ne pas avoir su dynamiser sa mise en scène, au vu de l'unité de lieu où se déroule le film (une gare). Ajoutéà cela, une histoire cousue de fils blancs, des acteurs stéréotypés et le (mauvais) tour est joué ! A part, le clin d'œil évident à l'invention des frères Lumière et aux débuts du cinéma (la métaphore entre le train et le cinématographe), le film tourne à vide (dépourvu de passagers) en laissant la place à des seconds rôles sans intérêt (simplement esquissés dans le livre de Selznick). Des histoires « bis » qui essayent de combler les trous narratifs : deux ridicules amourettes entre l'inspecteur de la station et la fleuriste, et entre la propriétaire du café Mme Emile et le propriétaire des kiosques à journaux, Monsieur Frick.

Scorsese structure sont récit avec des séquences à sketch en références aux courts-métrages du début du XXème siècle. Mais ces ersatz de tranches de vie façon frères Lumière ne fonctionnent pas à l'écran et manquent sérieusement de rythme. Que dire, enfin, des personnages principaux : Hugo et Isabelle, les deux enfants du film sont représentés comme deux têtes à claques. Ils sont tellement caricaturaux qu'ils en deviennent énervants. Le seul personnage secondaire à sauver est le libraire monsieur Labisse, joué par un Christopher Lee toujours aussi magnétique à 89 ans. L'acteur mythique de Dracula impose sa présence et son regard hypnotique dans deux courtes scènes.

Le cas Méliès

Malgré le ratage de la partie fiction du film, Hugo Cabret doit être vu pour « le documentaire » sur Méliès, qui est la reconstitution la plus émouvante et la plus juste à ce jour de la synthèse de sa vie d'artiste (seulement 20 minutes du film). On peut remercier Scorsese d'avoir réussit à faire partager son admiration pour le sorcier de Montreuil l'espace de quelques séquences d'anthologie.

On connaît l'attirance du réalisateur américain pour l'histoire du cinéma ; il en a d'ailleurs tiré un fabuleux documentaire (A Personal Journey with Martin Scorsese through American Movies, 1995). C'est un cinéphile doublé d'un pédagogue hors pair, qui a l'art de faire partager sa passion avec érudition.

Bien avant Scorsese, le cinéma s'était déjà penché sur l'évocation du petit monde de Méliès, à commencer par Georges Franju dans Le grand Méliès (1952), Jean-Christophe Averty avec Le Magicien de Montreuil (1964) et Jonathan Mostow dans la mini-serie, From the earth to the moon (1998). Bien que ces réalisations soient honnêtes, elles ne donnaient pas la pleine mesure de l'univers protéiforme du cinémagicien.

Grâce à sa distribution internationale et à la notoriété de Martin Scorsese, Hugo Cabret est une formidable opportunité de faire découvrir, au monde entier, le grand Georges Méliès en le replaçant au panthéon des cinéastes les plus important de l'histoire du 7ème art. Scorsese met toute sa passion dans la reconstitution minutieuse des grands moments de la vie artistique et personnelle de Méliès. Extrêmement bien documenté, il a une arme ultime : l'incarnation parfaite du réalisateur mythique en la personne de Ben Kingsley, étonnant de mimétisme.

Reconstitutions Scorsesiennes

Dans la partie « fiction » d'Hugo Cabret, quelques séquences sont à sauver. Elles concernent essentiellement les apparitions de Georges Méliès. Tout d'abord, la découverte du personnage, prisonnier de sa boutique de jouets et la très émouvante scène du coffre à dessins.

Comment introduire Méliès dans le récit ? En le montrant comme un simple marchand anonyme, aigrit et fatigué, perdu dans les couloirs immenses d'une gare. Il subissait alors la période la plus difficile de sa vie, un maître déchu du cinéma, oublié de tous et condamnéà vendre des jouets dans une boutique impersonnelle. Scorsese ne fait pas de détails et nous présente un homme défait et écorché. Lors de sa première confrontation avec le jeune Hugo, il se transforme presque en ogre assoiffé de colère, envahi par la rancoeur.

Reconstitution de la boutique gare Montparnasse chez Scorsese.

La boutique originale.

Une très belle scène montre Méliès feuilletant le carnet de croquis du père d'Hugo. Submergé par l'émotion puis la colère, le passé ressurgit grâce au défilement des pages qui jouent le rôle d'une machine à remonter le temps en convoquant la technique du Folioscope (Flipbook). A la fin du carnet, plusieurs dessins du visage de l'automate prennent vie devant les yeux effrayés de Méliès. Et pour cause, cet automate c'est le sien. Perdu et oublié depuis des années, l'automate convoque les grandes heures du Théâtre Robert-Houdin quand le prestidigitateur Méliès y donnait ses représentations. La boucle est bouclée dès le début du film (d'où le manque de suspense dans la fiction) en renvoyant l'automate à un des plus grands inventeurs du genre : Jean Eugène Robert-Houdin, le père de la magie moderne.

Vers la fin du film, se situe une séquence très touchante lorsque Hugo et Isabelle découvrent un coffre caché, rempli de dessins préparatoires du maître. Par accident, celui-ci tombe par terre et laisse s'envoler des dizaines de dessins qui lévitent comme part magie dans la pièce. L'espace d'un instant, le temps s'arrête, le passé ressurgit de façon sublime et la 3D devient enfin pertinente, puisqu'elle nous jette littéralement au visage un passé secret qui ne demandait qu'àêtre réveillé. Un coffre à trésor comparable à la mythique boîte de pandore. Les enfants ont bravés un interdit, au risque de réveiller la colère de son propriétaire. Entre alors dans la pièce Méliès qui découvre l'étendue du « désastre ». Il est dévasté par tant de « cruauté». La vie qu'il a voulu oublier lui est jetée à la figure comme un supplice. Ne trouvant plus les mots, il s'effondre dans les bras de sa femme Jeanne.

Jeanne d'Alcy avait été la maîtresse de Méliès bien avant leur mariage en 1925 (sa première épouse, Eugénie, décède en 1913). Ils avaient tous deux travaillé au Théâtre Robert-Houdin avant leur collaboration au cinéma, où elle est apparue plusieurs fois. Dans le film de Scorsese, c'est une femme dévouée qui n'a pas perdu l'espoir de voir son mari reprendre goût à la vie. L'actrice Helen Mc Crory incarne subtilement cette épouse sensible et délicate, tiraillée par des sentiments contradictoires.

Lors d'une projection du Voyage dans la lune, provoquée dans l'appartement des Méliès, devant Jeanne d'Alcy, le maître fait son apparition. Tel un fantôme, réveillé par le bruit de la caméra, il traverse le salon et va s'asseoir. Commence alors un long flash back qui retrace les moments marquants de sa vie artistiques sous la forme d'un documentaire fictionnel.

L'évocation des grandes heures mélièsiennes sont fabuleuses. A commencer par une séance au Théâtre Robert-Houdin où, Méliès prestidigitateur exécute une lévitation avec sa future femme Jeanne d'Alcy. C'est ensuite le moment d'être propulséà l'intérieur des studios de Montreuil. Nous assistons médusé, aux tournages du Royaume des fées (1903), à une scène de L'éclipse du soleil en pleine lune (1907), qui voit Jeanne d'Alcy se transformer en étoile filante, et à deux scènes du Palais des mille et une nuits (1905) avec l'apparition du dragon et celle des squelettes.

Le Royaume des fées (1903).

L'éclipse du soleil en pleine lune (1907).

Le Palais des mille et une nuits (1905).

Dessin original de Méliès pour la scène du dragon dans Le Palais des mille et une nuits (1905).

Scorsese immortalise ensuite l'équipe des studios en apparaissant comme photographe, dans une belle mise en abyme. Nous voyons enfin, la grande verrière de Montreuil se désagréger avec le temps, jusqu'à sa disparition imminente. C'est la fin du flash back provoqué par Méliès. Retour à la triste réalité de la fiction…

Pour la petite histoire, Méliès a tourné ses derniers films en 1913 grâce à Pathé Frères. La Première Guerre mondiale n'a pas provoqué la disparition de la Star Films mais, ironiquement, elle a conduit Méliès à un gel de ces paiements. Ces studios végètent jusqu'en 1923, puis sont abandonnés.

La redécouverte de Méliès a commencé au milieu des années 1920. Lui et Jeanne d'Alcy vivaient misérablement dans un minuscule appartement de Paris (bien reconstitué dans le film). En 1925, ils ouvrent leur boutique de jouets et de bonbons gare Montparnasse. En 1926, Méliès devient le premier membre honoraire de la Chambre Syndicale Française de la Cinématographie. En 1929, J.P. Mauclaire, directeur du cinéma Studio 28, trouve un lot de douze exemplaires de films teintés de Méliès. Un gala en l'honneur de Méliès est organiséà la salle Pleyel le 16 décembre avec la projection de huit de ses films (qui comprenait aussi la projection de The Cheat de Cecil B. De Mille). Cet hommage clôture Hugo Cabret, Hugo remercié publiquement par Méliès, qui lui doit sa renaissance artistique.

La suite, n'est pas évoquée par Scorsese, souhaitant finir son film sur une note optimiste dans l'appartement des Méliès. En 1930, un autre programme de films de Méliès a été montré au public. En 1931 il reçoit la croix de la Légion d'Honneur. En 1932, la mutuelle du cinéma fourni à Méliès et à sa femme des appartements plus grands au château d'Orly. En 1934 il est nommé président honoraire de la Chambre Syndicale de la prestidigitation. Sa mauvaise santé l'a empêché de poursuivre certains projets cinématographiques provisoires, émis par des admirateurs au sein de l'industrie cinématographique, et il meurt d'un cancer en 1938.

Bibliographie :
-Cinématographe, invention du siècle de Emmanuelle Toulet (Découverte Gallimard, 1988).
-Georges Méliès, l'illusionniste fin de siècle ? de Jacques Malthête et Michel Marie (Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997).
-Pour une histoire des trucages de Thierry Lefebvre (Revue 1895 AFRHC n°27, 1999).
-Méliès, magie et cinéma de Jacques Malthête et Laurent Mannoni (Fondation Electrique de France, Paris musées, 2002).
-L'oeuvre de Georges Méliès par Laurent Mannoni (Editions de La Martinière, 2008).
-Georges Méliès l'enchanteur de Madeleine Malthête-Méliès (Editions La tour verte, 2011).

A Lire :
-L'invention de Hugo Cabret de Brian Selznick. Editions Bayard jeunesse (2008). Editions Scholastic Press (2007, pour la publication d'origine).
- Le dossier Méliès, L'homme orchestre.
- La présentation de Méliès par Caroly.
- Le compte rendu de l'exposition Méliès, magicien du cinéma.
- Le dossier Magie et cinéma.
- Le compte rendu du spectacle Méliès, Cabaret magique.
-Méliès et le Théâtre Robert-Houdin.

A voir :
-Hugo Cabret de Martin Scorsese (en salle depuis le 14 décembre 2011).
- Le DVD Georges Méliès, l'intégrale !
- Le DVD Méliès, 30 chefs-d'œuvre.
- Le DVD Méliès, le cinémagicien.
- Le DVD Méliès, Encore.
- Le DVD collector George Méliès, à la conquête du cinématographe. Livre réalisé en partenariat avec les Amis de Georges Méliès-Cinémathèque Méliès, contenant les 2 DVD précédents de Fechner productions + un DVD de films inédits (novembre 2011).

A visiter :
-Les Amis de Georges Méliès-Cinémathèque Méliès.

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.

DESIR ET ILLUSION

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Introduction

Le désir ne crée que des illusions et c'est pourquoi le bon sens nous dit qu'« il ne faut pas prendre ses désirs pour la réalité». Cependant le désir est aussi ce qui produit du réel et toute œuvre - celle du penseur, celle du technicien ou celle de l'artiste - est l'œuvre du (ou d'un) désir.

Le désir ne sait pas ce qu'il veut

Désirer, c'est croire qu'un objet quelconque est capable de combler le manque que je ressens. Or, aucun objet particulier ne saurait satisfaire le désir. Donc celui-ci se condamne à ne viser que des illusions.

Le désir est à l'origine des illusions religieuses. Le désir, c'est d'abord, selon Sigmund Freud, le désir infantile d'être protégé et aimé. Ainsi, crée-t-il l'illusion religieuse d'un Père aimant et protecteur. Pour Epicure, c'est la peur de la mort et le désir d'immortalité - désir vain par excellence - qui précipite l'homme dans la quête insensée de biens illusoires.

Le désir est producteur de fantasmes. « Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée des désirs humains » (Sigmund Freud - L'avenir d'une illusion). La psychanalyse ne voit dans le désir qu'une simple machine à produire des fantasmes. Pour Freud, le désir recherche moins l'objet qu'il croit désirer que le fantasme inconscient dont celui-ci est le support. Il traduit un combat inconscient entre le Principe de plaisir et le Principe de réalité.

Le désir est croyance. « Qui ne croit pas manquer d'un bien ne le désire pas » nous fait remarquer Platon dans Le banquet. Le désir est la recherche d'un objet que l'on imagine être source de satisfaction. Mais à peine assouvi, il s'empresse de renaître. Le désir n'est jamais repu parce qu'il n'a pas d'objet qui lui soit par avance assigné.

« Tout désir est une illusion mais les choses sont ainsi disposées qu'on ne voit l'inanité du désir qu'après qu'il est assouvi. » (Ernest Renan - Dialogues et fragments philosophiques)

Une illusion, c'est une idée qu'on tient pour vraie parce qu'on désire qu'elle soit vraie. Tel est le cas de l'objet du désir. Seul l'investissement de mon désir rend l'objet désirable : sa valeur est donc illusoire.

Le désir est le mouvement même de la vie

Chaque désir porte en lui, quel qu'il soit, cette aspiration fondamentale quoique vaque : le souhait d'être heureux. C'est pourquoi le désir est toujours le principe moteur de toute existence humaine.

Le désir est producteur de valeur. A l'encontre d'une conception négative du désir comme manque, Baruch Spinoza voit dans le désir une puissance positive d'affirmation de soi. « Nous ne désirons aucune chose parce que nous la jugeons bonne ; mais au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que (...) nous la désirons » (Éthique). Le désir est à l'origine de toute valorisation.

Désirer, c'est désirer le désir. Ce qui est proprement humain, c'est la conscience de soi. Or la conscience de soi se caractérise par le désir d'être reconnu par l'autre. Le désir est donc créateur d'un monde humain et si quelque chose est désiré c'est parce que c'est un signe de reconnaissance ou d'amour. Nous ne désirons pas les choses mais ce qu'elles signifient pour nous.

La philosophie est raison désirante. Aristote a très bien montré que rien ne se fait dans le domaine de l'homme sans l'appoint du désir car le principe de toute recherche c'est le désir qu'aucun objet particulier ne saurait satisfaire. Ce désir de savoir n'est pas toujours conforme aux exigences de la science mais c'est en lui que l'on trouve l'interrogation fondamentale : d'où viens-je, que suis-je, où vais-je ?

« Le désir est l'essence même de l'homme, c'est à dire l'effort par lequel l'homme s'efforce de persévérer dans son être » (Baruch Spinoza - Éthique )

Le désir est la source de toute évaluation et de toute recherche. C'est une puissance d'affirmation qui est l'essence même de l'homme. Le désir est créateur, à la fois, de l'homme et de ses œuvres.

Conclusion

Avant de conclure quoi que ce soit sur le désir, il convient peut-être de rappeler d'abord que nous venons tous du désir. A l'origine, je suis le désir d'enfant de mes parents, un désir d'immortalité, de pérennité ou de descendance sans doute, mais aussi un être réel de chair et de sang et non une illusion. Ensuite il faut dire que sans le désir il n'y aurait pas de civilisation, pas de culture et que c'est le regard de l'autre qui m'apprend ce qui est à désirer. Enfin, il faut affirmer que le désir ne peut se satisfaire d'objets simplement vivants et sensibles. Ce n'est que lorsque le désir se porte sur un autre désir qu'il devient désir humain. En effet seul un désir humain - celui de l'autre - peut conférer à mon existence un sens et une valeur. Ainsi, désirer le désir de l'autre, c'est, d'un même mouvement, affirmer que je suis ce qui manque à l'Autre et que l'Autre est pour moi ce qui me manque. Le désir n'est donc pas seulement créateur d'illusions, il est aussi source de toute réalité.

« Le désir est désir de désir. Désirer, c'est désirer le désir de l'Autre. » (Jacques Lacan - Écrits)

L'ESCAMOTEUR

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Temps de lecture : 6 min

Extrait de l'ouvrage Encyclopédie des gens du monde de Treuttel et Würtz. Répertoire universel des sciences, des lettres et des arts. Avec des notices sur les principales familles historiques et sur les personnages célèbres, morts et vivants, par une société de savants, de littérateurs et d'artistes, français et étrangers (Paris, 1833-1844). Contributeur : Artaud de Montor, Alexis-François (1772-1849). Directeur de publication.

ESCAMOTEUR

Il faudrait n'avoir jamais traversé les places publiques de nos grandes villes pour ne pas savoir ce que c'est qu'un escamoteur. Le pavé brûlant, humide ou poudreux, c'est là son théâtre ordinaire. La foule bigarrée des badauds, c'est son auditoire. Auditoire insoucieux du soleil, insoucieux de la pluie, aussi infatigable sur ses jambes qu'un soldat au port d'armes. Plus patient que le public le mieux assis, toujours nombreux, toujours content, car toutes les places sont bonnes et personne en prenant la sienne n'a payé le droit de se montrer difficile. Aussi, quelle attention, quel silence dans le cercle comme tous les yeux sont fixés sur le prestidigitateur, toutes les oreilles suspendues à ses lèvres, les bouches béantes comme tout ce monde écoute, comme il admire et surtout comme il regarde sans voir !

En effet, s'il voyait tout serait perdu. Adieu la science de l'escamoteur puisqu'elle consiste tout entière àôter, changer, faire disparaître quelque chose en un tour de main sans qu'on puisse s'en apercevoir. Voici venir l'opérateur ! Il sort de chez le marchand de vin le plus voisin. C'est là qu'il a son dépôt, son cabinet de consultation. C'est là qu'assis sur un méchant tabouret en guise de trépied, accoudé sur une table vineuse entre un verre et une bouteille, il vous dira plus tard, moyennant la bagatelle de deux sous et quelquefois la perte de votre mouchoir, si vous ferez for- tune, si votre maîtresse vous trahit, ou si vous attendez de l'argent de la campagne. Vêtu de quelques misérables oripeaux, les manches relevées jusqu'au coude et même par-delà, une gibecière pendant sur sa poitrine, il s'avance d'un air capable. Frappe de sa baguette de magicien sur une table boiteuse, prend les gobelets de fer-blanc qui la couvrent, les range, les dérange, les choque l'un contre l'autre, les introduit l'un dans l'autre avec fra- cas. Ceci n'est encore qu'un préambule, une manière d'ouverture pour attirer les curieux et leur laisser le temps de s'amasser.

Ainsi nous voyons les acteurs de nos théâtres jouer devant les banquettes. Quelque vieille pièce usée, en attendant que les spectateurs, alléchés par l'ouvrage à la mode, soient bien installés dans leurs loges. Le peuple s'est assemblé au grand préjudice de la circulation, au dépit des règlements de police qui limitent le nombre des places où les escamoteurs ont la permission d'établir leurs tréteaux. Les cochers détournent leurs chevaux en tempêtant, les chiens jappent, l'auditoire est au grand complet. Notre homme fait orgueilleusement le tour de la société, faisant faire place aux messieurs bien mis et repoussant aux derniers rangs les gamins, mauvaises pratiques d'ordinaire.

Puis le voilà qui recommence son manège, qui frappe ses gobelets, qui fait sauter sa baguette avec accompagnement obligé de gaudrioles et de facéties d'un goût plus ou moins pur, mais toutes de nature à agir sur la fibre populaire. « Messieurs », s'écrie-t-il avec assurance et en repoussant ses manches jusqu'à l'épaule, « rien dans les mains, rien dans les poches ! » Du bout des doigts, il place une petite balle de liège sous un gobelet. Le premier s'appelle passe. Il en met une autre sous un second celui-ci également passe. Il en couvre une dernière de son dernier gobelet et le troisième contrepasse ! Et maintenant, avec un peu de poudre de Perlinpinpin, nous ne retrouverons pas plus de boules sous les gobelets que dans le creux de ma main : partez, muscades ! Et tandis que la multitude, ébahie de son éloquence de carrefour, rit aux éclats et écarquille de grands yeux comme le dindon de la fable, mains de faire leur office. Adroitement, balles de changer de place, de disparaître, de reparaître isolées, réunies de se réduire, de se multiplier, de diminuer, de grossir, de devenir boules, pommes, œufs, etc. Mais ce n'est rien encore après les mouchoirs coupés en deux et rétablis en leur entier, après les montres pilées, les lapins ressuscités, il reste toujours quelque autre tour aussi fort au-dessus de tous ceux-là que le soleil est au-dessus de la lune. Seulement, avant d'y procéder et de passer l'escamotage d'un enfant, ou même d'un homme fait, sous le double et spécieux prétexte que l'ancien privilège des bateleurs de payer en monnaie de singe est périmé, et qu'avec vingt mille francs de gloire on n'achète pas un pain de quatre livres chez le boulanger, l'opérateur invite l'assemblée à vouloir bien passer à son bureau de recette, un chapeau ou une soucoupe placé au mi- lieu du cercle dans lesquels chacun est libre de jeter quelque pièce de billon et, où l'on reçoit, dit-il depuis les billets de mille francs jusqu'aux pièces de six liards. C'est communément là le signal du départ et le moment où l'on voit le cercle se dissiper peu à peu.

D'autre demandent à la société la permission de lui offrir quelque composition de leur façon, « Je ne la vends pas messieurs, je la donne et combien ! deux sous ». C'est d'habitude quelque pommade pour noircir les cheveux et les gibernes, quelque poudre pour blanchir les dents et les buffleteries. Quelque eau souveraine pour les engelures, les brûlures, les foulures, les apoplexies, les névralgies. Quelque savon à détacher. Les exercices de prestidigitation n'étaient qu'une manière adroite d'amorcer les acheteurs. Le marchand a remplacé l'escamoteur. Le fait propre de celui-ci est donc de faire des tours de passe-passe et son nom lui vient d'escamote, qui est la petite balle de liège qu'il fait aller et venir à son gré et que l'on appelle aussi muscade sans doute parce qu'elle est de la grosseur de cette noix ou parce que les anciens escamoteurs employaient des muscades dans leurs exercices.

Quelques escamoteurs, en empruntant aux sciences physiques, chimiques et mathématiques plusieurs de leurs expériences si intéressantes, ont grossi le volume de leur gibecière et relevé quel- que peu leur profession. Pinetti, Bien- venu, Oliver, Comus, Bosco et M. Comte ont acquis en ce genre une grande célébrité et développé leurs talents sur de véritables théâtres ou dans les réunions de la bonne compagnie. On a même vu naguère ce dernier appelé devant une cour d'assises pour jeter quel- que lumière sur un fait de sorcellerie démoniaque arrivéà Paris chez un par- fumeur de la rue Saint Honoré.

Tous les escamoteurs ne travaillent pas de la même manière. Ceux des places publiques et des théâtres, s'ils ne réussissent pas, n'ont à craindre que leurs spectateurs. D'autres sont justiciables des tribunaux. Ce sont ceux qui, dans les foules, enlèvent dextrement les bijoux, les bourses, les châles. Ou ceux qui, dans les bals, trichent au jeu, font sauter la coupe, changent les dés et les cartes et finissent en sortant par se tromper de chapeau ou de manteau. Il y en a enfin une troisième espèce qui n'est pas la moins commune mais qui ne relève que de l'opinion publique. Ce sont ceux qui escamotent des places, des honneurs, des dignités, en s'en emparant par quelque voie plus adroite qu'honnête.

Le Dictionnaire des arts et métiers dit aussi qu'en termes de broderies escamoter, c'est faire disparaître au moyen d'une aiguille les bouts d'or ou de soie en les faisant rentrer par-dessous l'ouvrage. En musique, escamoter une difficulté, c'est passer par-dessus, de manière à ce que l'auditoire ne s'en aperçoive pas.

A lire :
-Paris et les escamoteurs.
-Rêglementation sur les escamoteurs.
-Miette, l'escamoteur du Pont-Neuf.
-Hommages aux escamoteurs.

FANTASMAGORIE DE ROBERTSON

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Parallèlement au développement de la lanterne magique, un genre nouveau fait son apparition à Paris au lendemain de la révolution de 1789. C'est un certain Robertson qui, le premier, imagine de placer l'appareil de projection, non plus derrière le public comme cela se pratique habituellement, mais de l'autre côté de l'écran, voilant ainsi la source même de la lumière (1). C'est ce même Robertson qui anime ses spectacles et les entoure d'un halo d'ésotérisme, en se gardant bien de révéler à ses contemporains la nature du phénomène qui lui permet de faire bouger les ombres. C'est enfin et toujours Robertson qui déplace le Tout Paris à ses représentations du couvent des Capucins : la fantasmagorie vient de trouver ses lettres de noblesse.

La fantasmagorie, du grec fantasma (fantôme) et agoreuein (parler en public), était semble-t-il connue des anciens. Certains racontent que les prêtres égyptiens l'utilisaient lors de l'initiation au culte d'Isis pour faire apparaître sur les murs des temples des visages surnaturels. D'autre part, si Pythagore enseignait que les fantômes ne clignent pas des yeux, mouvement difficile à rendre par l'entremise de la magie lumineuse, on peut supposer que celle-ci existait déjà dans l'antiquité.

Le texte d'annonce du spectacle : « Apparition de spectres, Fantômes et Revenants, tels qu'ils ont dû et pu apparaître dans tous les temps, dans tous les lieux et chez tous les peuples. Expériences sur le nouveau fluide connu sous le nom de galvanisme, dont l'application rend pour un temps le mouvement aux corps qui ont perdu la vie. Un artiste distingué par ses talents y touchera de l'harmonica. On souscrit pour la première séance qui aura lieu mardi, 4 pluviôse, au Pavillon de l'Échiquier. »

Entrons dans la salle obscure du couvent des Capucins, pour assister en compagnie des Parisiens de l'époque, à une représentation des plus insolites de l'histoire du spectacle lumineux :

« Messieurs, ce qui va se passer dans un moment sous vos yeux n'est point un spectacle frivole. Il est fait pour l'homme qui pense, pour le philosophe qui aime à s'égarer un instant parmi les tombeaux. C'est d'ailleurs un spectacle utile à l'homme que celui où il s'instruit de l'effet bizarre de l'imagination quand elle réunit la vigueur et le dérèglement ; je veux parler de la terreur qu'inspirent les ombres, les caractères, les sortilèges et les travaux occultes de la magie, terreur que presque tous les hommes ont éprouvée dans l'âge tendre des préjugés et que quelques-uns conservent encore dans l'âge mûr de la raison.

On va consulter les magiciens parce que l'homme, entraîné par le torrent rapide des jours, voit d'un œil inquiet et les flots qui le portent et l'espace qu'il a parcouru ; il voudrait encore étendre sa vue sur les dernières limites de sa carrière, interroger le miroir de l'avenir et voir d'un coup d'oeil la chaîne entière de son existence.

L'amour du merveilleux que nous semblons tirer de la nature suffirait pour justifier notre crédulité. L'homme dans sa vie est toujours guidé par la nature comme un enfant par les lisières ; il croit marcher tout seul et c'est la nature qui lui indique ses pas ; c'est elle qui lui inspire ce désir sublime de prolonger son existence lors même que sa carrière est finie. Chez les premiers enfants des hommes ce fut d'abord une opinion sacrée et religieuse que l'esprit, le souffle, ne périssaient pas avec eux ; que cette substance légère, aérienne, de nous-mêmes aimait à se rapprocher des lieux qu'elle avait aimé. Cette idée consolante essuya les pleurs d'une épouse, d'un fils malheureux et ce fut pour l'amitié que la première ombre se montra. »

Tels sont les termes par lesquels Etienne-Gaspard-Robert, plus connu sous le nom de Robertson, entendait introduire un spectacle très en vogue à Paris à la veille du XIXe siècle.

Nous sommes en 1798, Paris s'amuse pour oublier la Terreur et les bouleversements politiques qui ont marqué les dix dernières années. Les grands salons parisiens, ceux de Joséphine de Beauharnais et de Mme Tallien, ne désemplissent pas d'esprits brillants. Le goût est à une certaine liberté des mœurs, on s'intéresse aux démonstrations de vulgarisation scientifique et les héritiers de Cagliostro et de Mesmer professent l'ésotérisme. De ces héritiers, Robertson est certainement celui qui saura le mieux frapper les imaginations en donnant à la projection lumineuse une dimension jusqu'alors inégalée.

Robertson est un homme étrange. Né en 1762 à Liège, il sera tour à tour politicien, physicien, mathématicien, journaliste, poète, chansonnier et même aéronaute (certains lui attribuent l'invention du parachute...), il faisait également figure de sorcier. Dans son ouvrage intituléMémoires récréatifs, scientifiques et anecdotiques du physicien aéronaute E.G. Robertson (publiéà Paris de 1831 à 1834), ce dernier nous raconte comment, attiré très jeune par tout ce qui a trait à la magie, il se lance dans l'étude des phénomènes lumineux :

« ...Qu'est-ce qui n'a pas cru au diable et aux loups-garous dans ses premières années ! Je l'avoue franchement, j'ai cru au diable, aux évocations, aux enchantements, aux pactes infernaux et même au balai des sorcières ; j'ai cru qu'une vieille femme, ma voisine, était, comme chacun l'assurait, en commerce réglé avec Lucifer. J'enviais son pouvoir et ses relations ; je me suis enfermé dans une chambre pour couper la tête d'un coq et forcer le chef des démons à se montrer devant moi ; je l'ai attendu pendant sept à huit heures, je l'ai molesté, injurié, conspué de ce qu'il n'osait point paraître. « Si tu existes, m'écriais-je en frappant sur une table, sors d'où tu es et laisse voir tes cornes, sinon je te renie, je déclare que tu n'as jamais été. Ce n'était point la peur, comme on le voit, qui me faisait croire à sa puissance, mais le désir de la partager pour opérer aussi des effets magiques. Je pris enfin un parti très sage : le diable refusant de me communiquer la science de faire des prodiges, je me mis à faire des diables et ma baguette n'eut qu'à se mouvoir pour forcer tout le cortège infernal à voir la lumière. Mon habitation devint un vrai pandémonium. »

De la revanche d'un petit garçon sur le diable découle la carrière de Robertson. Il dévore les ouvrages de Porta, Midorge, Schott et Kircher. Il apprend la magie et démonte le mécanisme des appareils lumineux de l'époque, jusqu'à ce que la science optique n'ait plus aucun secret pour lui. Sa passion démesurée pour les microscopes solaires faillit même lui coûter cher : il alla jusqu'à trouer toutes les portes de son hôtel de la rue de Provence, afin d'y filtrer le rayon de soleil nécessaire à l'alimentation des miroirs... Le propriétaire fou furieux, vociférant qu'il avait loué des portes « pleines ». voulut lui dresser un procès-verbal, mais peut-être fut-il touché par un accès de philanthropie scientifique, car le procès n'eut jamais lieu ! De fait, c'est en expérimentant ces rayons que Robertson remarqua un soir l'ombre de la main de son frère projetée en grand sur le mur. De là lui vint l'idée de fabriquer des ombres chinoises en compagnie de quelques amis, puis de rechercher de nouvelles formes de projections lumineuses.

Le fantascope

Dès 1784, Robertson pense à améliorer la primitive lanterne de Kircher et monte de petites représentations qui, peu à peu, voient augmenter le nombre de leurs spectateurs. Encouragé par ce succès, il continue ses recherches en matière d'optique et décide d'aller plus loin. En se basant sur un nouveau modèle de lanterne qu'il a remarqué chez le savant Van Estin, aux Pays-Bas, l'idée lui vient de fabriquer un appareil spécial, destinéà animer des spectacles de grande ampleur. Il choisit pour cela les meilleurs techniciens de son temps : l'opticien londonien Dollond fabrique les lentilles, l'appareil lui-même est construit par Molténi dans son atelier de la rue Sainte-Apolline à Paris ; enfin il adopte la lampe inventée par Argand en 1780, qui lui assure un éclairage nettement plus puissant que celui des lampes employées jusqu'alors.

Techniquement, le fantascope n'est autre qu'une lanterne magique améliorée. Néanmoins son inventeur a su exploiter au maximum les connaissances accumulées grâce à de longues et fastidieuses lectures et l'expérience acquise au cours des premiers spectacles qu'il a lui-même montés. Cet instrument sera breveté le 17 mars 1799. En voici la description telle que nous avons pu la reconstituer.

Description de l'appareil

Le fantascope de Robertson est composé d'une lanterne de projection en bois de forme cubique éclairée par un bec d'Argand. Sur le verre de la lampe était placé un petit réflecteur sphérique à l'arrière et prolongé vers l'avant en cône, pour concentrer toute la lumière sur le condensateur. La lampe, montée sur un pied en bois, pouvait avancer ou reculer entre deux rails de bois pour le centrage exact de la lumière.

Sur le devant de l'appareil était ménagée la coulisse pour le passage des vues. En avant se plaçait le tube objectif de forme carrée. A l'arrière, il portait en demi-boule la convexité tournée en sens contraire du tableau devant lequel il se plaçait, comme dans la lanterne de Kircher. A l'avant du tube était pratiquée une ouverture carrée qui pouvait se fermer à l'aide d'un volet pour la brusque disparition des images. Un peu en arrière, sur un faux fond, était monté un œil de chat, système inventé par Robertson et dont voici le principe :

L'œil de chat est un petit volet formé de deux plaques percées chacune d'une ouverture circulaire de la grandeur de l'objectif. Lorsqu'on les actionne, ces deux plaques glissent l'une sur l'autre en sens inverse et ferment ensemble l'objectif d'une quantitéégale. Entre elles se forme alors un ouverture ogivale qui se restreint peu à peu, imitant ainsi l'œil du chat, jusqu'à la fermeture totale de l'orifice. La fermeture de l'œil donne une extinction progressive de la source lumineuse, tandis que son ouverture fait apparaître graduellement la lumière. Ce système sera plus tard utilisé sur les lanternes couplées dans le but de rendre des effets de fondant : il était difficile de toucher aux lampes à pétrole pendant les projections et c'est l'œil de chat, monté simultanément sur les deux appareils, qui permettait d'atténuer et de masquer la lumière des objectifs, ce qui rendait possible les meilleurs effets de « fondu enchaîné».

Robertson utilisait son œil de chat pour rendre les effets de crépuscule, d'ombre ou de pleine lumière - une languette de cuivre permettait de placer des verres de couleur pour modifier les effets. Il s'en servait aussi pour faciliter les réglages de son appareil pendant ses représentations. A cet effet, l'œil était montéà l'intérieur du tube carré, sur une planchette perpendiculaire à l'axe de ce tube. Il était constitué de deux secteurs maintenus écartés par un ressort en arc, ces deux secteurs pivotant sur un axe unique à la manière de ciseaux. L'œil était commandé par un cordon reliéà la planchette de support de condensateur. La planchette d'objectif s'avançait ou se reculait grâce à une crémaillère manœuvrée de l'extérieur. En s'avançant, la planchette tirait sur le cordon de l'œil de chat et le fermait ou l'ouvrait automatiquement. Pour les effets spéciaux, l'œil pouvait être actionnéà la main.

Mécanismes de projection

Le fantascope de Robertson était monté sur un chariot à quatre roues. Ces roues recouvertes de lisières de draps lui permettaient de se mouvoir sans aucun bruit entre des rails fixés au plancher. L'essieu des deux roues de devant portait un excentrique en forme de cœur, celui-ci agissait à l'aide de cordons sur la planchette porte-objectif. Lorsque l'appareil se rapprochait de l'écran, l'objectif s'éloignait du condensateur et l'œil de chat se fermait... Il en résultait une mise au point quasiment automatique, l'éclairage diminuant ou augmentant en fonction de la distance qui séparait le projecteur de l'écran.

Ce système permettait des effets saisissants. Lorsqu'elle apparaissait, l'image très petite donnait l'illusion d'une scène noyée dans un lointain indécis et mal éclairé. Au fur et à mesure que la lanterne reculait, l'objectif se rapprochait du tableau et l'œil de chat s'ouvrait, l'image s'agrandissant alors en gagnant de la lumière. Le spectateur croyait voir le fantôme s'avancer vers lui, jusqu'au moment où, devenu de taille énorme, il disparaissait subitement (effet simplement produit par le volet brusquement rabattu devant l'objectif).

Durant les fantasmagories, le fantascope et les projectionnistes étaient cachés derrière un grand écran translucide de taffetas gommé ou de toile blanche huilée. Dans la salle, de l'autre côté de l'écran, trônait le fantasmagoricien qui animait la séance par ses gestes et par ses paroles au milieu du public. Les opérateurs étaient répartis en plusieurs groupes : les uns actionnaient le fantascope, tandis que d'autres s'occupaient de l'éclairage de la salle. Le fantascope n'était pas le seul appareil à assurer le spectacle : des projectionnistes étaient munis d'une petite lanterne fixée sur la poitrine par des courroies de cuir. Ils se déplaçaient ainsi de chaque côté de l'écran en actionnant leurs appareils et projetaient tantôt des décors riches en couleurs, tantôt des chauves-souris, des monstres et des diableries de toutes sortes, destinés à enrichir et à compléter le spectacle du fantascope - autant de vues qui se mouvaient au fil des déplacements de leurs « supports ». A cela s'ajoutait en général le roulement du tonnerre ou le sifflement du vent, obtenus en agitant une feuille de tôle... Bruitage, travelling, comme on le voit, le cinéma moderne n'a pas grand-chose à envier au grand spectacle des fantasmagories.

Un autre système d'animation, sans doute utilisé par Robertson, étaient les plaques articulées : celles-ci étaient composées de deux plaques de verre superposées, dont l'une était actionnée par une languette de métal - l'une des plaques représentait une figure en train d'accomplir les deux phases d'un mouvement, tandis que l'autre servait de cache et mettait tour à tour au jour l'une des étapes de ce mouvement. Ainsi les monstres pouvaient-ils remuer la queue, saisir leurs victimes ou tirer la langue... Pendant ses séances, Robertson utilisait aussi ce qu'il nommait des « spectres de la fumée ».La fumée produite par des résines et des aromates était alors utilisée comme écran.

En effet, si on projette un sujet silhouetté sur un fond noir sur un écran absolument noir, le faisceau lumineux est entièrement absorbé et devient invisible. Mais si l'on fait passer de la fumée sur le trajet du faisceau, aussitôt l'image se forme par réflexion sur les particules blanches du nuage : non seulement l'image paraît aérienne, mais, par suite des mouvements continus de la fumée, elle semble animée et produit un effet saisissant.

Trucages

- Faire avancer un objet dans le miroir concave, tel qu'une tête qui paraît venir en avant

A est l'ouverture par où se voit l'objet dans le miroir. Une tête B est renversée, éclairée par un réflecteur d'argent, et fixée sur le chariot E. Une corde G, que fait tourner une manivelle, guide ce chariot. Il importe que la tête chemine bien dans le foyer du miroir ; alors elle a l'air de s'approcher pour se précipiter sur les spectateurs. En N est aussi un diaphragme en drap noir, afin que les lumières n'éclairent pas le miroir B.

- Imitation du vent et de l'ouragan

Faites construire un cylindre en bois M, de trois pieds de diamètre, et de la largeur du taffetas N. Sur ce cylindre, à quatre pouces de distance l'une de l'autre, sont des règles clouées IT, qui, dans leur rotation sur l'enveloppe de taffetas, excitent un sifflement plus ou moins fort, selon le mouvement qu'on imprime à la manivelle.

- Voix fantôme

Un globe A de verre ou de tôle vernissée, avec quatre cornets, est suspendu au milieu de la chambre. Ce globe n'est pas nécessaire à l'expérience, il est là pour tromper l'imagination. Autour de ce globe règne une galerie ou barrière B qui est très nécessaire, car elle est creuse ; et c'est par là que la voix de notre invisible est entendue. Un tuyau de fer-blanc passe dans le montant C jusqu'en D, où est une petite fente ou ouverture vis-à-vis du porte-voix. Ce tuyau de fer-blanc passe sous le parquet de la chambre E, et entre dans la chambre voisine, où la prétendue invisible parle et voit tout par le trou.

Du fantascope au fantastique

Le fantascope ainsi créé, Robertson organise le spectacle de ses expériences au Pavillon de l'Échiquier (mars-avril 1798). Les vues rendues par l'instrument sont si extraordinaires et si imprévues que personne n'a l'idée d'y reconnaître les effets de la lampe de Kircher. Le retentissement est énorme et dépasse le mystérieux enthousiasme que Cagliostro et Mesmer avaient suscité autour de leurs noms. Chaque jour, le Tout Paris alerté par les prospectus et les articles dans les journaux se presse pour venir voir les fantasmagories de Robertson, puisque c'est ainsi que lui-même les appelait.

Ces projections furent transférées un peu plus tard au couvent des Capucins. La salle, malgré son aspect on ne peut plus lugubre, était constamment remplie :

« Après plusieurs détours propres à changer l'impression du bruit d'une grande cité, après avoir parcouru les cloîtres carrés de l'ancien couvent décorés de peintures fantastiques et traversé mon cabinet de physique, on arrivait devant une porte de forme antique, couverte de hiéroglyphes et qui semblait annoncer l'entrée des mystères d'Isis. On se trouvait alors dans un lieu sépulcral, dont quelques images lugubres annonçaient seules la destination ; un calme profond, un silence absolu, un isolement subit au sortir d'une rue bruyante étaient les préludes d'un monde idéal. »

Mais revenons au spectacle lui-même... Imaginons cette grande cave obscure, fermée d'un côté par un immense écran. D'un côté les projectionnistes, de l'autre le fantasmagoricien et son public absolument ignorant des mécanismes que nous venons de dévoiler. Imaginons Robertson activant son réchaud, brûlant papiers et journaux, invectivant les spectateurs - il parle de politique (la politique fait partie de la vie quotidienne des Parisiens depuis que Louis XVI est mort sur l'échafaud), il parle du bien et du mal, des ombres et de la lumière. Imaginons sa voix forte monter avec emphase : « Messieurs, ce qui va se passer dans un moment sous vos yeux n'est point un spectacle frivole ». Après que Robertson ait prononcé l'allocution que nous avons reproduite en tête de cet article, la lumière s'éteint soudainement. Alors que le bruit artificiel de la pluie s'amplifie, un point lumineux s'élance en grandissant brusquement sur la foule des spectateurs... Mais laissons ici le fantasmagoricien nous raconter lui-même le déroulement de son spectacle :

« Aussitôt que je cessais de parler, la lampe antique suspendue au-dessus de la tête des spectateurs s'éteignait et les plongeait dans une obscurité profonde, dans des ténèbres affreuses. Au bruit de la pluie, du tonnerre, de la cloche funèbre, évoquant les ombres de leurs tombeaux, succédaient les sons déchirants de l'harmonica ; le ciel se découvrait, mais sillonné en tous sens par la foudre. Dans un lointain très reculé, un point lumineux semblait surgir : une figure, d'abord petite, se dessinait, puis s'approchait à pas lents, et à chaque pas semblait grandir ; bientôt d'une taille énorme, le fantôme s'avançait jusque sous les yeux du spectateur, et au moment où celui-ci allait jeter un cri, disparaissait avec une promptitude inimaginable. D'autres fois, les spectres sortaient tout formés d'un souterrain, et se présentaient d'une manière inattendue. Les ombres des grands hommes se pressaient autour d'une barque et repassaient le Styx, puis, fuyant une seconde fois la lumière céleste, s'éloignaient insensiblement pour se perdre dans l'immensité de l'espace. »

Robertson n'hésite pas à utiliser tous les artifices nécessaires à une horrifiante mise en scène : après quelques minutieuses préparations consistant à verser sur un réchaud enflammé quelques gouttes de sang, de vitriol et un exemplaire du journal des nommes libres, on voit apparaître le fantôme grimaçant de Marat armé d'un poignard.

Si le décor de la salle, les paroles du fantasmagoricien, le bruit du tonnerre et les sujets effroyables qui se dessinent sur l'écran ne suffisent pas à créer un spectacle suffisamment morbide et ensorcelant, Robertson va jusqu'à faire appel à la sollicitation de chacun et projette ce que le public lui demande... La femme aimée est ressuscitée un instant en image, l'ombre de Guillaume Tell, de Robespierre ou de Danton se dresse fièrement face à un public halluciné. Ces visions sont invariablement accompagnées de chauves-souris, de squelettes, de figures mi-humaines, mi-diaboliques, surgissant de part et d'autre de l'écran. Le son funèbre des cloches achève de créer l'ambiance.

Si l'on s'en réfère àL'Ami des lois, le sorcier faisait également figure de justicier, poussant son spectacle à l'extrême en faisant frissonner tous ceux qui n'avaient pas la conscience tranquille :

« Citoyens et Messieurs, déclame Robertson, je puis faire voir aux hommes bienfaisants la foule des ombres de ceux qui, pendant leur vie, ont été secourus par eux. Réciproquement, je puis faire passer en revue aux méchants les ombres des victimes qu'ils ont faites. »

L'épreuve est accueillie par une acclamation générale. Seuls deux individus s'y opposent, mais leur refus ne fait qu'exciter les désirs de l'assemblée. Aussitôt, le fantasmagoricien jette dans le brasier le procès-verbal du 31 mai qui censure la lutte des Girondins et des Montagnards, celui du massacre des prisons d'Aix, de Marseille et de Tarascon, un recueil de dénonciations et d'arrêtés, une liste de suspects, la collection des jugements du tribunal révolutionnaire, une liasse de journaux démagogiques et aristocratiques, un exemplaire du Réveil du peuple, puis il prononce avec emphase les mots magiques : « Conspirateurs, humanité, terroristes, justice, jacobins, salut public, accapareurs, modérés, alarmistes, girondins, orléanistes... »

A ce moment précis, des groupes couverts de voiles ensanglantés se jettent sur les deux individus qui avaient refusé de se rendre au voeu général et qui, effrayés de ce spectacle horrible, sortent précipitamment de la salle.

Un fâcheux incident entraîna la fermeture provisoire des fantasmagories : La séance allait finir lorsqu'un chouan amnistié demanda à Robertson s'il pouvait faire revenir Louis XVI. A cette question indiscrète, ce dernier répondit sagement qu'ayant perdu la recette depuis le 18 fructidor, il était probable qu'il ne la retrouverait jamais et qu'il lui serait désormais impossible de faire revenir les rois de France !

II y avait aussi des pièces politiques et allégoriques : Robespierre, voulant sortir de son tombeau, est frappé par la foudre. Une étoile brillante s'élève qui porte en son centre ces mots : IS brumaire, tandis que se dresse lentement le jeune Bonaparte, dissipant les nuages et que Minerve lui pose sur la tête une couronne d'olivier. Des pièces moralisatrices clôturaient en général ces spectacles, tel « le rêve ou le cauchemar » dans lequel une jeune femme rêve que le démon presse son sein avec une enclume... heureusement, l'amour vient à son secours et guérit la blessure.

Le succès du spectacle de Robertson fut considérable et ce pendant six ou sept années consécutives. Les journaux de l'époque en parlent avec enthousiasme. Voici par exemple ce qu'en dit le Courrier des spectacles :

« Robespierre sort de son tombeau, veut se relever, la foudre tombe et met en poudre le monstre et son tombeau. Des ombres chéries viennent adoucir le tableau : Voltaire, Lavoisier, JJ. Rousseau paraissent tour à tour ; Diogène, sa lanterne à la main, cherche un homme, et, pour le trouver, traverse pour ainsi dire les rangs, et cause impoliment aux dames une frayeur dont chacune se divertit. Tels sont les effets de l'optique, que chacun croit toucher avec la main ces objets qui s'approchent. »

Robertson se sera défendu toute sa vie d'avoir voulu exploiter la crédulité de ses contemporains : ses représentations tenaient de procédés scientifiques et n'avaient rien à voir avec les sciences occultes. Pour lui elles auront contribuéà instruire des hommes simples plus que ne l'ont fait les millions de volumes parus depuis l'invention de l'imprimerie. Les procédés par lesquels furent mises en scène les fantasmagories et qui ont pour la première fois été expliqués en détail dans les Mémoires de Robertson, ont été, malheureusement pour leur inventeur, révélés en partie lors de son procès contre des contrefacteurs. Dès que le secret fut révélé, les fantasmagories n'attirèrent plus grand monde. Il est certain que la réussite de Robertson était en grande partie due au mystère qui l'entourait. D'autre part, il est intéressant de constater que ces spectacles qui ont tant marqué les Parisiens n'ont provoqué aucun engouement en province et à l'étranger lorsque leur auteur se décida à partir en tournée.

Bas-relief de la Sépulture de Robertson au cimetière du Père Lachaise.

Nous conclurons cet article comme nous l'avons commencé, par une allocution de Robertson, celle sur laquelle se terminaient ses représentations, avant que la lumière ne reparaisse et que l'on puisse voir au milieu de la salle un squelette de jeune femme debout sur un piédestal :

« J'ai parcouru tous les phénomènes de la fantasmagorie, je vous ai dévoilé les secrets des prêtres de Memphis et des illuminés ; j'ai tâché de vous démontrer ce que la physique a de plus occulte, les effets qui paraissent surnaturels dans les siècles de la crédulité ; mais il me reste à vous en offrir un qui n'est que trop réel. Vous qui avez éprouvé quelques moments de terreur, voici les seuls spectacles vraiment terribles, vraiment à craindre : hommes forts, faibles, puissants et sujets crédules ou athées, belles ou laides, voilà le sort qui vous est réservé, voilà ce que vous serez un jour. Souvenez-vous de la fantasmagorie. »

Note :
- (1) En réalité, c'est le physicien allemand Paul Philidor qui est le premier à cacher la lanterne derrière l'écran de sorte que le public ne voit plus d'où provient l'image ; dès 1792.

A lire :
-Etienne-Gaspard Robertson, la vie d'un fantasmagore de Françoise Levie. Editions Le Préambule (1990).

A voir :
- L'exceptionnel documentaire Vivement le cinéma, de Jérôme Prieur (2011). Un voyage dans la préhistoire du cinéma, raconté par Robertson.
- La conférence Robertson, le fantasmagore de Jérôme Prieur à la cinémathèque Française (2010).

Tous les documents et archives sont proposés sauf avis contraire des ayants-droit, et dans ce cas seraient retirés.

Arnaud DALAINE

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Comment êtes-vous entré dans la magie ? A quand remonte votre premier déclic ?

Avant même de pratiquer la magie, je me souviens des émissions de magie comme Attention Magie de Gilles Arthur et des premières apparitions télé de David Copperfield. Comme beaucoup d'autres enfants, j'ai eu ma première boîte de magie à 8 ans. Mais le réel déclic pour la magie est venu à 14 ans avec la découverte d'une autre boîte de magie ayant appartenu à ma tante. Il s'agissait du coffret Le petit Sorcier de James Hodges. A cette même période, Sylvain Mirouf intervenait tous les soirs à la télévision. Je me suis alors sérieusement intéressé au close-up.

Quand avez-vous franchi le premier pas et comment avez-vous appris ?

Je faisais partie, à ce moment-là, d'un groupe de jeunes qui se produisait dans le théâtre de ma commune. Entre deux sketchs, j'intervenais sur scène pour présenter quelques numéros de magie. J'ai par la suite pris des cours avec le magicien Bernard Sym's qui m'a initié aux techniques de base de la prestidigitation.

Quelles sont les personnes ou les opportunités qui vous ont aidé. A l'inverse, un évènement vous a-t-il freiné ?

Dans le cadre de mes études de tourisme, j'ai effectué des stages en club de vacances et c'est là que j'ai rencontré le duo Ixigrec. Grâce à eux, j'ai pu intégrer l'Amicale Robert-Houdin d'Angers présidée alors par Jean-Louis Dupuydauby. C'est là que j'ai rencontré mes amis magiciens.

Toujours lors de mes études, j'ai intégréla Maison de la Magie à Blois. J'ai rencontré James Hodges qui m'a fait découvrir la magie de scène. J'ai joué dans 7 spectacles mis en scène par James Hodges à la Maison de la Magie, soit plus de 2000 représentations. Ça a été très formateur. C'est d'ailleurs grâce à lui si, aujourd'hui, je mets en scène des spectacles.

Dans quelles conditions travaillez-vous ?

J'ai la chance de travailler depuis 2001 à la Maison de la Magie à Blois. J'ai présenté dans ce lieu unique du close-up, de la magie de salon et de la grande illusion. J'ai créé cette année le spectacle Les pieds dans l'eau (deuxième mise en scène après Illusions à quatre mains joué en 2013). Je suis entouré d'une formidable équipe d'artistes comédiens/magiciens. En parallèle, je continue mon travail en évènementiel, en close-up et performance sur scène.

Quelles sont les prestations de magiciens ou d'artistes qui vous ont marqué ?

L'artiste qui m'a sans doute le plus marqué est Nicholas Night et sa compagne Kinga. J'ai travaillé pendant un mois avec eux lors de leur venue à Blois. J'ai toujours aimé leur mise en scène.

Quels sont les styles de magie qui vous attirent ?

J'aime différents styles de magie mais quand il s'agit de numéros parlés, j'apprécie beaucoup les magiciens comme Mc King, Harry Anderson.... du stand-up magique. Pour les numéros visuels, j'ai besoin que le numéro soit mis en scène. Je n'ai pas juste envie de voir une démonstration d'un « truc » sur la dernière musique à la mode.

Quelles sont vos influences artistiques ?

Le cinéma, les livres, la musique, la peinture... le spectacle vivant.

Quel conseil et quel chemin conseiller à un magicien débutant ?

S'intéresser à d'autres formes de spectacle. Ne pas se limiter à l'art Magique.

Quel regard portez-vous sur la magie actuelle ?

Je vois de nouvelles créations très intéressantes mêlant différentes formes d'art, c'est en constante évolution et très encourageant.

Quelle est l´importance de la culture dans l´approche de la magie ?

C'est très important, mais pas seulement une culture magique, mais une culture du spectacle.

Vos hobbies en dehors de la magie ?

Les mêmes que ceux qui m'influencent artistiquement.

- Interview réalisée en juin 2015.

A visiter :
-Le site d'Arnaud Dalaine.

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